La défaite en héritage | 2013

On ne voyait rien, d'ici. Seulement des traits continus, comme des droites qui se rejoignaient à l'infini. Le capitaine Jones regardait les voyants de son tableau de bord en se mordillant nerveusement un ongle.
Ils étaient suivis.

- Cap'taine, je viens de capter une communication de la Fédération. Les atolls 3 et 10 sont tombés.

- Ca explique l'absence de réponse...

Il leva les yeux au ciel. Le plafond de son cockpit. Une étendue grise, du métal mat. Il soupira.

- James, changement de cap, on va au Serpentaire.

James sembla soucieux quelques instants. Le Serpentaire n'était qu'une légende urbaine. Il en avait entendu parler, mais personne n'avait pu attester de son existence. Cependant, d'après la mythologie, tel le 13ème signe oublié, le Serpentaire était quelque part, au-delà de ce système bi-solaire. Alors, pourquoi pas.

- Cap'tain, je veux bien y aller, mais... on n'a jamais pu avoir les coordonnées.

- 10.0003.678.987.120.04N.

James entra la série de chiffres dans l'ordinateur de bord. La navigateur sembla refuser ces chiffres.

- Il y a un chiffre en trop cap'...

- Non, il n'y en a pas. Recommence. 10.0003.678.987.04N.

- Comment...

James fut surpris. Le navigateur accepta la séquence, cette fois. Il sortit de l'hyperespace. L'Empire III s'arrêta d'un seul coup. Et tout s'éteignit. James commença à se dire qu'il avait fait une erreur, que cette séquence ne fonctionnait pas... mais bientôt, tout se ralluma, et l'Empire III fit une embardée en avant. Nouvel hyperespace. Les chiffres qui s'affichaient sur son écran semblaient vouloir rivaliser avec les droites du paysage. Ils frôlaient l'infini.

- Heuuu, Cap'tain... On ne va pas tenir longtemps, je crois, le navigateur fait n'importe quoi.

- Ne t'en fais pas, James. Le navigateur sait très bien ce qu'il fait. Nous allons là où nul homme – ou presque – n'est allé avant. Cela demande juste un peu de puissance, et des coordonnées dans six dimensions.

- Six dimensions... alors... nous...

- Nous créons un trou de ver, exactement. Allons, trève de barvardage. Préviens moi si quelque chose de vraiment bizarre s'affiche.

- Bien Cap'tain.

Le jeune homme resta les yeux vissés sur son écran de contrôle, à l'affut de toute étrangeté. Il n'avait cependant pas l'habitude de voyager en six dimensions, et il avait ignoré jusqu'ici que l'Empire III était capable de le faire. Cela demandait tellement de ressources, un générateur surpuissant, qu'aucun vaisseau ne pouvait voyager plus de quelques minutes à cette allure, tout en modifiant la trame de l'espace autour de lui. James craignait se transformer en poussière, pulvérisé à l'infini après avoir été étiré, tel un spaghetti, attiré par la gravité d'un trou noir.

Le temps qui s'arrêtait. Et c'était ainsi qu'on pouvait faire des bonds en avant. Du moins, en théorie.

Le Capitaine Jones se leva et quitta son siège. Il martelait une marche militaire de ses doigts sur sa cuisse. C'était leur dernière chance. Le Serpentaire était le dernier recours. Rien que pour y aller, il fallait connaître les coordonnées et pouvoir voyager en six dimensions. Il fallait seullement espérer que la Flotte de la Fédération n'en ait pas les moyens.


**

- James, tu ne sais pas ce que tu fais...

- Kay...

- Les atolls tombent les uns après les autres. Les autres systèmes sont déjà sous le contrôle de la Fédération. On ferait peut-être mieux de s'enfuir...

- Kay, on ne peut pas baisser les bras ! C'est notre avenir qui est en jeu. On ne peut pas...

Les deux jeunes gens se faisaient face dans leur cabine. James se passa les mains sur la figure. La liberté était une notion abstraite, indéfendable. Et les résistants, petits à petits, s'en rendaient compte, payaient un prix amer pour avoir défendu leur cause. Il regarda Kay. Elle s'occupait généralement des munitions. L'artillerie, c'était son point fort. Elle avait combattu dès les premières lueurs fascistes. L'homme n'apprend rien, disait-elle souvent. Il ne fait que répéter les erreurs du passé. Et les livres d'histoire ne servaient à rien.

- Kay, on est en train de les semer. On est en chemin pour le Serpentaire. On va y parvenir.

Leurs yeux bleus se croisèrent. Entrèrent presque en contact tant la tension était palpable.

- James... je suis enceinte.

La nouvelle eut l'effet d'un marteau sur une enclume. Il cligna des yeux et pâlit.

- Enceinte...

- Oui, comme dans 'on va avoir un gosse'.

Ce n'était ni le lieu ni le moment de repeupler la galaxie. Mais ils ne pouvaient pas y faire grand-chose. Ils avaient essuyé tant de batailles, avaient subi tant de pertes, qu'il ne pouvaient pas se permettre de faire un enfant maintenant. Mais ces batailles et ces pertes les avaient aussi privés de leur médecin de bord. Ils étaient en effectif réduit. Plus qu'une poignée d'hommes et de femmes, armés jusqu'aux dents, à essayer de sauver ce qu'il restait de leur libre arbitre.

Il soupira.
- Kay... j'ai l'impression de me répéter...

- Tu commences toutes tes phrases de la même manière, ce n'est pas qu'une impression.

Elle lui sourit. Ce n'était pas un sourire très confiant.

- Je ne sais pas quoi faire. Et tu voudrais qu'on baisse les bras... qu'on jette l'éponge.

- Qu'on sauve notre vie et que notre enfant voit le jour ailleurs que dans une carcasse pourchassée...

- Mais assujettis au pouvoir en place. On parle de Néo-patriotes sur les planètes concquises. Où qu'on aille, on sera épiés, et dénoncés.

Elle se lova contre lui. Au fond, il n'avait pas tort. Ils n'avaient aucun espoir. Seulement la certitude de perdre. Il la serra dans ses bras.
Il ne pouvait pas abandonner Jones. Il le surnommait souvent Cap'tain, parce que d'une, il était son supérieur et le capitaine du vaisseau, mais surtout, c'était affectueux. James et Jones étaient de vrais amis, depuis l'armée. Ils avaient fait partie de la même unité, et avaient changé de camp, devenant tous deux dissidents. Et recherchés.

- Je ne peux pas le laisser... Je ne peux pas...

Ce conflit moral ne semblait pas pouvoir le lâcher. Et malgré lui, malgré elle, il avait fait son choix. Il espérait que le Serpentaire soit une base bien gardée, capable de se défendre, mais il avait des doutes. C'était le dernier recours. James se demandait encore pourquoi Jones ne lui avait jamais rien dit.


**

Ils réalisèrent bien vite que le Serpentaire n'était qu'un No Man's Land. A peine sortis de l'hyperespace, il n'y avait plus que débris, chaos. La planète brûlait encore. Le soleil, au loin, brillait comme si rien n'avait changé, imperturbable.

- Cap'... des dizaines de torpilleurs fédérés !

Tout clignotait au rouge sur les radars. La Fédération les avait devancés. L'écran du cockpit s'alluma, et un haut-gradé en uniforme noir apparut sur l'écran.

- Capitaine Jones, Lieutenant Conner... comme vous voyez, vous n'avez nulle part où aller. Je vous conseille de vous rendre. Votre équipage sera jugé équitablement.

Ce qui voulait dire qu'ils seraient tous condamnés. Des traitres, des renégats, une poignée de rats, pour la Fédération. Les deux hommes se regardèrent. Il n'y avait plus rien à défendre. Le dernier rempart était tombé. Le Serpentaire n'était plus. Jones se passa les mains sur le visage. James se cramponna aux accoudoirs de son siège. Ils le savaient, quelqu'un avait parlé. Un rebelle avait dévoilé les coordonnées du Serpentaire. Certainement sous la torture. Ou bien il ou elle avait bien caché son jeu. Ou accepté une offre qu'on ne pouvait refuser.

Jones éteignit l'écran.

- Cap', on a usé nos dernières ressources pour le voyage en 6D.

- Jamie... Je vais prendre l'Eagle. Le commandant Strath n'en sortira pas indemne.

- Jones, tu ne vas pas...

- Jamie, réfléchis ! Nous sommes fichus ! Si on se rend, nous sommes bons pour le peloton d'exécution ! Tu peux encore t'en tirer. Kay aussi. Les autres aussi. Vous avez seulement besoin d'une bonne diversion.

- On ne peut pas sauter en hyperespace.

- Si, on a pu faire le Serpentaire en six dimensions, on peut recommencer. Demande à Eryn de coupler les générateurs VII et IX. Elle est au courant de la procédure.

- On risque l'explosion, tu le sais aussi bien que moi.

- Et nous n'avons plus que quelques secondes avant que Strath nous torpille. Alors te voilà Capitaine de l'Empire III. Prends-en soin. S'il lui arrive quoi que ce soit...

Il ne termina pas sa phrase. Ils savaient tous les deux que c'était inutile. Jones serra James dans ses bras et lui donna son blouson. Il le repoussa gentiment avant de partir. L'Eagle était un petit chasseur de pointe volé à l'armée. Ils étaient partis avec quand ils avaient retourné leur veste pour rejoindre la rébellion.

La liberté, quel idéal !

James s'assit sur le siège du capitaine. Il envoya un message à l'équipage. Il avait la gorge serrée, les larmes aux yeux.

- Ici Conner. Nous … nous avons perdu la guerre. Jones va faire diversion. Eryn, couple les VII et IX. Ha-Xao, à mon signal, tu fous les moteurs à bloc.

Il se retint de céder à la panique, à la tristesse, à l'amertume. Ses mains tremblaient. Il prit une profonde inspiration. Le choix était fait. Il restait un endroit possible pour survivre. Pas pour se battre. Une poignée d'hommes et de femmes. Il pensa à Kay, à leur enfant à naître. La défaite comme héritage.

Défendre l'indéfendable. Ils y avaient cru, pourtant.

Il vit l'Eagle foncer sur le vaisseau de la Fédération. Et il donna le signal. Hyperespace.

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