La défaite en héritage | 2013

On ne voyait rien, d'ici. Seulement des traits continus, comme des droites qui se rejoignaient à l'infini. Le capitaine Jones regardait les voyants de son tableau de bord en se mordillant nerveusement un ongle.
Ils étaient suivis.

- Cap'taine, je viens de capter une communication de la Fédération. Les atolls 3 et 10 sont tombés.

- Ca explique l'absence de réponse...

Il leva les yeux au ciel. Le plafond de son cockpit. Une étendue grise, du métal mat. Il soupira.

- James, changement de cap, on va au Serpentaire.

James sembla soucieux quelques instants. Le Serpentaire n'était qu'une légende urbaine. Il en avait entendu parler, mais personne n'avait pu attester de son existence. Cependant, d'après la mythologie, tel le 13ème signe oublié, le Serpentaire était quelque part, au-delà de ce système bi-solaire. Alors, pourquoi pas.

- Cap'tain, je veux bien y aller, mais... on n'a jamais pu avoir les coordonnées.

- 10.0003.678.987.120.04N.

James entra la série de chiffres dans l'ordinateur de bord. La navigateur sembla refuser ces chiffres.

- Il y a un chiffre en trop cap'...

- Non, il n'y en a pas. Recommence. 10.0003.678.987.04N.

- Comment...

James fut surpris. Le navigateur accepta la séquence, cette fois. Il sortit de l'hyperespace. L'Empire III s'arrêta d'un seul coup. Et tout s'éteignit. James commença à se dire qu'il avait fait une erreur, que cette séquence ne fonctionnait pas... mais bientôt, tout se ralluma, et l'Empire III fit une embardée en avant. Nouvel hyperespace. Les chiffres qui s'affichaient sur son écran semblaient vouloir rivaliser avec les droites du paysage. Ils frôlaient l'infini.

- Heuuu, Cap'tain... On ne va pas tenir longtemps, je crois, le navigateur fait n'importe quoi.

- Ne t'en fais pas, James. Le navigateur sait très bien ce qu'il fait. Nous allons là où nul homme – ou presque – n'est allé avant. Cela demande juste un peu de puissance, et des coordonnées dans six dimensions.

- Six dimensions... alors... nous...

- Nous créons un trou de ver, exactement. Allons, trève de barvardage. Préviens moi si quelque chose de vraiment bizarre s'affiche.

- Bien Cap'tain.

Le jeune homme resta les yeux vissés sur son écran de contrôle, à l'affut de toute étrangeté. Il n'avait cependant pas l'habitude de voyager en six dimensions, et il avait ignoré jusqu'ici que l'Empire III était capable de le faire. Cela demandait tellement de ressources, un générateur surpuissant, qu'aucun vaisseau ne pouvait voyager plus de quelques minutes à cette allure, tout en modifiant la trame de l'espace autour de lui. James craignait se transformer en poussière, pulvérisé à l'infini après avoir été étiré, tel un spaghetti, attiré par la gravité d'un trou noir.

Le temps qui s'arrêtait. Et c'était ainsi qu'on pouvait faire des bonds en avant. Du moins, en théorie.

Le Capitaine Jones se leva et quitta son siège. Il martelait une marche militaire de ses doigts sur sa cuisse. C'était leur dernière chance. Le Serpentaire était le dernier recours. Rien que pour y aller, il fallait connaître les coordonnées et pouvoir voyager en six dimensions. Il fallait seullement espérer que la Flotte de la Fédération n'en ait pas les moyens.


**

- James, tu ne sais pas ce que tu fais...

- Kay...

- Les atolls tombent les uns après les autres. Les autres systèmes sont déjà sous le contrôle de la Fédération. On ferait peut-être mieux de s'enfuir...

- Kay, on ne peut pas baisser les bras ! C'est notre avenir qui est en jeu. On ne peut pas...

Les deux jeunes gens se faisaient face dans leur cabine. James se passa les mains sur la figure. La liberté était une notion abstraite, indéfendable. Et les résistants, petits à petits, s'en rendaient compte, payaient un prix amer pour avoir défendu leur cause. Il regarda Kay. Elle s'occupait généralement des munitions. L'artillerie, c'était son point fort. Elle avait combattu dès les premières lueurs fascistes. L'homme n'apprend rien, disait-elle souvent. Il ne fait que répéter les erreurs du passé. Et les livres d'histoire ne servaient à rien.

- Kay, on est en train de les semer. On est en chemin pour le Serpentaire. On va y parvenir.

Leurs yeux bleus se croisèrent. Entrèrent presque en contact tant la tension était palpable.

- James... je suis enceinte.

La nouvelle eut l'effet d'un marteau sur une enclume. Il cligna des yeux et pâlit.

- Enceinte...

- Oui, comme dans 'on va avoir un gosse'.

Ce n'était ni le lieu ni le moment de repeupler la galaxie. Mais ils ne pouvaient pas y faire grand-chose. Ils avaient essuyé tant de batailles, avaient subi tant de pertes, qu'il ne pouvaient pas se permettre de faire un enfant maintenant. Mais ces batailles et ces pertes les avaient aussi privés de leur médecin de bord. Ils étaient en effectif réduit. Plus qu'une poignée d'hommes et de femmes, armés jusqu'aux dents, à essayer de sauver ce qu'il restait de leur libre arbitre.

Il soupira.
- Kay... j'ai l'impression de me répéter...

- Tu commences toutes tes phrases de la même manière, ce n'est pas qu'une impression.

Elle lui sourit. Ce n'était pas un sourire très confiant.

- Je ne sais pas quoi faire. Et tu voudrais qu'on baisse les bras... qu'on jette l'éponge.

- Qu'on sauve notre vie et que notre enfant voit le jour ailleurs que dans une carcasse pourchassée...

- Mais assujettis au pouvoir en place. On parle de Néo-patriotes sur les planètes concquises. Où qu'on aille, on sera épiés, et dénoncés.

Elle se lova contre lui. Au fond, il n'avait pas tort. Ils n'avaient aucun espoir. Seulement la certitude de perdre. Il la serra dans ses bras.
Il ne pouvait pas abandonner Jones. Il le surnommait souvent Cap'tain, parce que d'une, il était son supérieur et le capitaine du vaisseau, mais surtout, c'était affectueux. James et Jones étaient de vrais amis, depuis l'armée. Ils avaient fait partie de la même unité, et avaient changé de camp, devenant tous deux dissidents. Et recherchés.

- Je ne peux pas le laisser... Je ne peux pas...

Ce conflit moral ne semblait pas pouvoir le lâcher. Et malgré lui, malgré elle, il avait fait son choix. Il espérait que le Serpentaire soit une base bien gardée, capable de se défendre, mais il avait des doutes. C'était le dernier recours. James se demandait encore pourquoi Jones ne lui avait jamais rien dit.


**

Ils réalisèrent bien vite que le Serpentaire n'était qu'un No Man's Land. A peine sortis de l'hyperespace, il n'y avait plus que débris, chaos. La planète brûlait encore. Le soleil, au loin, brillait comme si rien n'avait changé, imperturbable.

- Cap'... des dizaines de torpilleurs fédérés !

Tout clignotait au rouge sur les radars. La Fédération les avait devancés. L'écran du cockpit s'alluma, et un haut-gradé en uniforme noir apparut sur l'écran.

- Capitaine Jones, Lieutenant Conner... comme vous voyez, vous n'avez nulle part où aller. Je vous conseille de vous rendre. Votre équipage sera jugé équitablement.

Ce qui voulait dire qu'ils seraient tous condamnés. Des traitres, des renégats, une poignée de rats, pour la Fédération. Les deux hommes se regardèrent. Il n'y avait plus rien à défendre. Le dernier rempart était tombé. Le Serpentaire n'était plus. Jones se passa les mains sur le visage. James se cramponna aux accoudoirs de son siège. Ils le savaient, quelqu'un avait parlé. Un rebelle avait dévoilé les coordonnées du Serpentaire. Certainement sous la torture. Ou bien il ou elle avait bien caché son jeu. Ou accepté une offre qu'on ne pouvait refuser.

Jones éteignit l'écran.

- Cap', on a usé nos dernières ressources pour le voyage en 6D.

- Jamie... Je vais prendre l'Eagle. Le commandant Strath n'en sortira pas indemne.

- Jones, tu ne vas pas...

- Jamie, réfléchis ! Nous sommes fichus ! Si on se rend, nous sommes bons pour le peloton d'exécution ! Tu peux encore t'en tirer. Kay aussi. Les autres aussi. Vous avez seulement besoin d'une bonne diversion.

- On ne peut pas sauter en hyperespace.

- Si, on a pu faire le Serpentaire en six dimensions, on peut recommencer. Demande à Eryn de coupler les générateurs VII et IX. Elle est au courant de la procédure.

- On risque l'explosion, tu le sais aussi bien que moi.

- Et nous n'avons plus que quelques secondes avant que Strath nous torpille. Alors te voilà Capitaine de l'Empire III. Prends-en soin. S'il lui arrive quoi que ce soit...

Il ne termina pas sa phrase. Ils savaient tous les deux que c'était inutile. Jones serra James dans ses bras et lui donna son blouson. Il le repoussa gentiment avant de partir. L'Eagle était un petit chasseur de pointe volé à l'armée. Ils étaient partis avec quand ils avaient retourné leur veste pour rejoindre la rébellion.

La liberté, quel idéal !

James s'assit sur le siège du capitaine. Il envoya un message à l'équipage. Il avait la gorge serrée, les larmes aux yeux.

- Ici Conner. Nous … nous avons perdu la guerre. Jones va faire diversion. Eryn, couple les VII et IX. Ha-Xao, à mon signal, tu fous les moteurs à bloc.

Il se retint de céder à la panique, à la tristesse, à l'amertume. Ses mains tremblaient. Il prit une profonde inspiration. Le choix était fait. Il restait un endroit possible pour survivre. Pas pour se battre. Une poignée d'hommes et de femmes. Il pensa à Kay, à leur enfant à naître. La défaite comme héritage.

Défendre l'indéfendable. Ils y avaient cru, pourtant.

Il vit l'Eagle foncer sur le vaisseau de la Fédération. Et il donna le signal. Hyperespace.

Les petits poissons | 2013

Max s'essuya les doigts sur le papier journal de son fish'n'chips. Il aimait bien manger gras, mais il y avait quelques inconvénients. Surtout à emporter. Surtout dans la rue. Impossible de remettre ses cheveux en place sans passer pour un rigolo gominé, après ça! Et il avait quand même une mèche rebelle qui lui tombait devant les yeux.

Et ça faisait rigoler Léa, comme d'habitude. Ses petites manies de beau gosse étaient assez marrantes. Il n'avait pas tellement un physique d'Apollon. Mais il avait une très belle chevelure à faire pâlir les vedettes de publicités pour les shampooings. De belles boucles, fortes, flamboyantes, sans aucun artifice. Et ça aussi, ça plaisait à Léa. Elle aimait bien le flamboyant, qu'il soit gothique ou capillaire.

- Alors, t'as entendu parler de Freddie? demanda-t-elle plus pour garder son sérieux que par réel intérêt pour ledit Freddie.

- Ouais, ouais, répondit-il en avalant sa dernière bouchée.

- Parait qu'il s'est fait descendre façon old school.

- J'ai entendu ça, ouais. Mais bon, dans le milieu, c'est pas étonnant.

- Enfin, je pense aussi à Kieran et Joey. C'est quand même pas de bol de perdre un si bon indic'.

- Ouais, ouais, c'est sûr. Enfin, s'il avait été aussi bon, il n'aurait pas fini en contrebas. Reste Barbara, hein.

Il y eut un moment de silence. Ils tournèrent à une rue adjacente. La Grosse Pomme était leur terrain de jeu. Un jeu dangereux. Surtout quand on se mêle de corruption. Bizarrement, les aficionados des pots de vins et autres barils bien remplis n'aimaient guère qu'on leur foute des bâtons dans les roues à coups de redressement fiscal et autres joyeusetés. C'en était presque à regretter les parties de cache-cache façon Elliott Ness et Al Capone. Disons que c'était moins classe, là, avec un smartphone et la CCTV. 

Comme on dit parfois. C'était mieux avant.

Max et Léa arrivèrent au commissariat avec exactement cinq minutes d'avance. Juste assez pour prendre un café avant de remplir de nouvelles piles de dossiers. Le terrain, c'était bien. L'administratif, c'était moins amusant.
Dans l'ascenseur, ils reprirent leur conversation. Max regarda les néons au plafond et dit, songeur:

- Quand je pense, quand même, ce pauvre Freddie, quoi. Bosser avec des gros poissons et finir en bas avec les petits... Je me demande s'il entend le chant des sirènes, depuis sa petite mare.

Léa haussa les épaules et se contenta d'un simple refrain.

- Sous l'océan...

1917

Ma chère Isabelle


Cela fait trois jours que nous sommes bloqués au nord d'Amiens. Quand vient le soir, l'air ne me laisse qu'un bourdonnement sourd. J'ai oublié le son du silence. Je regarde mes frères, ils ont tous dans le regard une certaine résignation, et peut-être qu'ils ne sont qu'un miroir pour moi.

Au petit jour, nous tentons de traverser les lignes allemandes. Nous les voyons au loin ; ils nous ressemblent tellement. Nos baïonnettes refusent de le voir, et les généraux sont aveugles. Qu'est-ce qui nous permet de continuer ? Mes pas ne me guident que dans l'espoir de te retrouver.

Aujourd'hui, il fait beau. Le soleil éclaire la brume qui se lève, et c'est dans ces moments là que nous avons quelques minutes pour respirer, et je réalise que ces gens là ne m'ont jamais rien fait. J'imagine, dans leurs tranchées, qu'ils ressentent ce que je ressens. Ils doivent se dire qu'ils ne me connaissent pas, et quand nos yeux se rencontreront, ce sera la dernière fois. On aurait pu se serrer la main.

Mais nos mains sont serrées sur nos crosses, nos doigts figés par le froid et la peur. La neige n'est pas encore arrivée. Sommes-nous encore en 1917 ? Nous avons encore un peu de temps avant d'entendre les canons chanter. Il paraît qu'aujourd'hui, on pourra enfin avancer. Je t'écrirai quand nous aurons fait reculer l'ennemi.

Pour ma part, je vais bien, ne t'en fais pas. Nous mangeons correctement, et avons la nuit pour dormir.
Je t'aime.



Louis.

Atomes | 2013

Il est peut-être bien deux ou trois heures du matin quand David me réveille. Nous n'avons plus beaucoup de temps, il ne faut pas trop dormir, sinon, ils nous rattraperont. Alors je me lève, je m'étire. Il fait si froid que j'ai l'impression d'avoir dormi sur de la glace pilée. J'ai les mains raides, j'ai mal aux doigts. David me regarde, et nous savons bien ce qu'il nous attend. Puis il s'éloigne, va va surveiller la fenêtre. Il fait nuit noire, depuis des jours, des semaines, des mois entiers. Les lampadaires sont éteints depuis autant de temps. Parfois, on se surprend à rêver et à se demander à quoi ressemble le jour. A quoi ressemble le ciel. De quelle couleur est soleil. Des réminiscences, des fragments de souvenirs, comme un vieux puzzle éparpillé, donnent des réponses à ces questions.

On ne se raccroche qu'à une mémoire en perdition. Ce qu'on sait.

Plus grand-chose.
Ni même quand ça a commencé.

Je m'approche du brasero. C'est un vieil autocuiseur, on y a mis ce qu'on a trouvé. Et notre passé brûle quelques minutes. Je reboutonne mon manteau. J'ai dormi toute habillée. Je rejoins David, vers la fenêtre, et je regarde moi aussi. On n'y voit rien. Nos yeux sont accoutumés à l'obscurité, mais l'extérieur n'est qu'un vaste néant. Comme on ne voit rien bouger au dehors, on se décide à partir.

Nous sommes au troisième étage de ce qui a été une belle résidence près du quai Austerlitz. Je m'en souviens, parce que j'ai habité pas loin d'ici, fut un temps... avant. Quand on y voyait encore en plein jour. Avant de quitter ce bâtiment, nous visitons quelques appartements. C'est désert, ici, mais il y a peut-être quelques objets utiles. Les portes sont ouvertes, défoncées. Nous ne sommes pas les premiers à trouver refuge dans les anciennes habitations. La semaine dernière, nous avons squatté le centre commercial d'une ville voisine. Cela me fait bizarre de nommer de tels endroit des villes quand l'intégralité de la population se fait ronger par les vers. Et si on n'y prend pas garde, on risque de les rejoindre assez rapidement.

Le virus ne nous a pas atteint. Ce serait quand même idiot de se faire rafler.

David fouille une cuisine, tandis que je regarde le salon. Il est presque intact, j'en reste bouche bée. Les meubles sont encore debout, et les livres et les disques sont pour la plupart encore en place. Puis un objet tombe. J'ignore quoi, c'est dans une pièce voisine, semble-t-il. Peut-être une chambre. Je me raidis, tétanisée. Il y a-t-il des réfugiés, des survivants ? J'avale ma salive avec difficulté, j'ai l'impression que ça fait un boucan d'enfer. Je compte les secondes. David me rejoint, une boite de conserve dans une main, un couteau de cuisine dans l'autre. Je souffle doucement, et enfonce ma main droite dans la poche de mon manteau pour en sortir un Sig. Chargeur dix-huit balles, la première engagée dans le canon après avoir retiré la sécurité.

Nous avançons de concert, lentement, lui par la droite, moi par la gauche. Il donne un grand coup de pied dans la porte entrouverte, j'allume ma lampe torche. Il y a un homme, confortablement assis dans un fauteuil. Il appuie sur le bouton d'une télécommande. C'est idiot, il n'y a plus d'électricité ! Mais la chaîne stéréo se met en route et nous délivre une musique plutôt festive. Il se lève. Je braque mon arme sur lui. Je remarque qu'il est vêtu très élégamment, un peu comme un président de la République. Je ne sais pas ce que je dois faire.

- Vous voilà enfin... vous avez été difficile à retrouver.

Je ne comprends pas pourquoi il nous dit ça. Réflexe, je tire quatre ou cinq balles. Forcément, cela fait du bruit à réveiller un mort, mais somme toute, les morts savent rester polis et rester en dehors des affaires des vivants. L'homme s'effondre. David va vérifier son pouls, en me fusillant du regard au passage.

La musique continue, et nous filons à travers l'appartement. Déjà, par les fenêtre, nous voyons les phares des voitures. Ils ont ramené la cavalerie, et on n'a aucune chance si on reste ici. Au pire, la musique les distraira ! Je garde mon arme en main et je cours. David monte le volume. Et c'est une valse qui nous accompagne dans les corridors, une valse un peu foutraque, un peu tzigane. Un brin polka. Quelque chose de beau et de désenchanté. Ou peut-être bien cauchemardesque et fabuleux.

On prend la sortie de secours au bout du couloir. Là ou un point sur la carte dit que nous sommes ici et qu'en cas d'incendie, il faut passer par là. Bien entendu, ils sont dix fois plus nombreux que nous. Mais nous sommes rapides, et seulement deux, nous pouvons bien nous cacher et nous faufiler sous les fenêtres et les escaliers. Et la musique joue toujours. Elle couvre nos pas, elle couvre nos souffles. Et nous revigore. Je me surprends à revivre, même un peu... rien qu'un tout petit peu. Je souris.

Je vois David bloquer les coups d'un militaire, pour lui prendre son fusil à air comprimé. Doit-on les supprimer ? David ne se pose pas la question et achève l'homme à terre. Alors on continue notre course, en rythme, un pied après l'autre, un temps après l'autre. L'accordéon nous camoufle, la batterie nous guide. On tourne au prochain couloir, silence...

Puis ça reprend, j'ai éteint ma lampe. On économise les piles. J'essaie encore de comprendre pourquoi la stéréo fonctionne. Par quel artifice ? Je pousse la prochaine porte, elle s'ouvre facilement, mais grince. Les guitares ont peut-être caché ce mouvement. Et nous reprenons notre fuite. Quand nous arrivons à l'extérieur, nous n'avons qu'une vague vision du terrain. Les lumières dans la figure, nous sommes aveuglés et ne voyons plus les routes, les buttes, les trottoirs. Alors je vide mon chargeur sur nos assaillants. A cours de munitions, nous n'avons plus d'autre choix que de nous diviser et partir lui à gauche, moi à droite, sous les feu des militaires.

La nuit ne s'arrêtera donc jamais.

Je trouve refuge in extremis derrière un arbre. C'est fini. Je suis encerclée. C'est le silence, cette fois. La musique ne nous parvient plus. Je fouille dans mes poches, il me reste quelques cigarettes. J'ai fumé ce qui m'a semblé être la dernière cartouche de l'humanité. J'allume une cigarette.

Un officier crie.

- Sors de là, les mains en l'air !

Mais je reste derrière mon arbre, dans l'obscurité. Les rais de lumières de m'atteignent pas. Peut-être qu'ils m'oublieront. Certainement pas. Je me mets à rire. Je n'aurais jamais pensé que ma mort serait là, si proche du Pont de l'Europe. Si proche de l'Allemagne, si proche de mes ancêtres. Je les entends approcher, pas à pas.

Puis je les vois. Ils sont devant moi. Mon dernier souvenir de cette cavalcade ? Une aiguille dans le cou.
Quand je me réveille, le ciel est bleu. Mais je sais très bien que c'est à ça que ressemble l'enfer. Je ris de nouveau, et je me souviens de cette musique, la dernière musique, la dernière cigarette. La valse de la Mort. Pourtant, elle est si vivante... elle m'accompagne et je chante.

Archipel | 2013

Ce texte a été publié dans sa version anglaise (traduction et adaptation par moi-même) dans un recueil d'écrits du groupe d'écriture de Stromness, Orcades - https://www.blurb.co.uk/b/5812552-come-sit-at-our-table


Il y a toujours quelques vieux rêves pleins de poussière dans un coin de la chambre. Des souvenirs à moitié effacés, des photos un peu brûlées. C'est comme ça que je l'ai toujours connu. Je ne suis qu'une pièce rapportée, un témoin privilégié. Je suis le berceau de ses silence, le cimetière de ses angoisses. Et enterrer un parent n'est jamais facile. Je lui ai tenu la main, je lui ai souri, je lui ai caressé la joue comme je le fais souvent. Il s'est tapi au creux de mon épaule.

Et puis après tout ce tumulte, il faut tout ranger. Faire le tri, comme on dit. Je suis là, à côté de lui, je lui donne des cartons, je les referme; parfois, c'est moi qui les remplis. Il me dit qu'il ne veut rien garder. Pièce par pièce, on fait le ménage, on débarrasse la table, on débarrasse l'enfance. Son lit, toujours debout, avait déjà servi à son grand frère. Un lit avec des petits gouvernails dorés sur la tête. Un papier peint un peu délavé aux tons bleutés.

Par la fenêtre, on voit la mer, on voit une île. Un peu loin. Il y en a quelques unes dans le coin. Des gens esseulés, des gens déchirés, des presqu'îles presque abandonnées.

Son frère n'est pas là. Cela fait longtemps qu'il est parti, à l'autre bout du monde. Il est silencieux, lui aussi. Il a toujours donné l'impression qu'il avait appris à se taire, et qu'il avait oublié comment parler. Et puis ses cartes postales sont si éparses, que, rassemblées, elles forment un puzzle ancien, dont on n'aurait retrouvé que quelques pièces, entre la boite de Légo et la caisse de Playmobils.

On monte, toujours. Il y a le grenier. On y a passé beaucoup de temps, quand nous étions enfants et adolescents. Il y a des premières fois décalquées sur les murs de bois. Ce lit d'appoint un peu défoncé mais toujours là. Il a toujours grincé. Et ça me fait rire. Je repense à nos explorations, nos découvertes, qu'elles soient littéraires ou intimes. C'est cet endroit qui renferme nos secrets. La toiture en pente nous donnait l'impression d'une tente. Avec une lampe de poche, on campait. La fenêtre ouverte sur les étoiles.

Je regarde Niels. Il reste debout, sans rien faire, les yeux dans le vague. Je pose une main sur son épaule, il se retourne et me sourit. Un sourire un peu triste, mais comment être joyeux ? Le temps fera son œuvre, bien entendu. Et puis, moi aussi, je ferai mon œuvre, tel un pilier, un mur porteur, dans cette maison qui sent le renfermé. Nous sommes adultes, depuis pas mal d'années.

Puis on s'attaque au mobilier. Les vêtements d'hiver. Des vêtements démodés. Ils ressemblent aux années soixante-dix. Et puis, en vidant l'armoire, on trouve une boite en carton un peu usée, limée dans les coins. On dirait une boite à chaussures. On s'attend à y trouver des vieilles Clarks, du genre qu'on portait quand nous étions gamins. Mais il n'y a pas de chaussures, seulement des enveloppes fermées, bien scellées, sans nom ni adresse, mais pleines. Leur poids ne trompe pas.

Il n'y a plus personne pour les lire, alors on s'assied sur le clic-clac, qui fait clic sous nos mouvements, clac sous nos arrêts. On ouvre les enveloppes. Cela concerne forcément sa famille. Je lui demande s'il veut que je le laisse lire tout ça tranquillement.

Elles commencent toutes par Mon cher Niels.

L'écriture est fine, penchée, avec des pleins et des déliés. Une écriture d'écolier des années cinquante qui aurait fini ici. C'est l'écriture de sa mère. Son père n'existe plus tellement. Il est parti il y a bien longtemps, lui aussi. Ce n'est jamais facile de naître sur le tard, un peu après tout le monde. C'est comme arriver en cours au milieu de l'après-midi. Son grand-frère était déjà adolescent, et même moi, je ne l'ai pas vraiment connu. Mais son père, je n'en ai vu que quelques photos. Un homme plutôt grand. Des cheveux blonds comme ont ceux qui vivent au nord.

Comme Niels.

Je l'observe. Je me demande pourquoi sa mère lui a écrit des lettres qu'elle a rangées dans une vieille boite. Ce n'est pas une façon de parler à son fils. Ce n'est même pas parler, en fait. Je choisis de ne pas lire la lettre que j'ai piochée.

Niels se fane un peu, tremble. Il me raconte un de ses rêves poussiéreux du coin de sa chambre. Dans la boite, il n'y a pas que des lettres. Il y a aussi des photos. Deux petits garçons. Des cheveux blonds comme ont ceux qui vivent au nord. Des yeux bleus foncés. Les couleurs sont un peu passées, avec toutes ces années. Je comprends enfin. Je lui serre la main.

Devoir vider la maison de sa mère pour connaître le fantôme qui y vivait. Je vois la distance, les écarts, la tristesse et la colère. Je vois les kilomètres, je comprends l'absence du père, l'absence du grand frère.

Et je suis là pour ramasser les miettes. Mes miettes. Je prends Niels dans mes bras et recueille ce qui reste de lui en cette journée de septembre. Et ce grenier reste le témoin de notre dernière découverte, des derniers secrets de sa mère. Et je suis le berceau de ses silences, le cimetière de ses angoisses.

Je suis son port, sa corde d'amarrage. Mon île particulière.

Les allumettes | 2013

« … impossible de reculer, j'étais coincée. » Vous me regardez sourire, là. Cela demande peut-être un flash back, mais au point où j'en suis, pas vraiment le temps de vous raconter l'histoire. Comme si on allait prendre le thé, jouer aux cartes, et se balancer des blagues pendant que les murs rétrécissent, là. Et comme disait Han Solo « j'ai comme l'impression qu'on va tous maigrir un grand coup. » Et tout est dit. Et c'est tout.

Et donc, ça sentait la fin comme ça sentait le sapin. Et ça brûlait un peu trop les doigts.

Il me fallait trouver une issue, un échappatoire. Il me fallait une porte, là. Sauf que la magie, c'était pas trop mon truc. Déjà que dans la catégorie excuses bidons, je ne brille pas des masses... « Réfléchissons, et réfléchissons bien. » Je me causais à moi-même intérieurement, comme si j'attendais que ma mère me sermonne, chose qu'elle n'avait pas fait depuis des lustres. Faut dire, les deux pieds dans la tombe, c'est pas évident. Et je suis aussi nulle en nécromancie qu'en apparitions de portes façon Deus Ex Machina. Tenez, d'ailleurs, je suis complètement athée, alors j'aurais eu du mal.

Ouais, je perds du temps à vous raconter une autre histoire, en fait. Bon... pas le temps de vous raconter TOUTE l'histoire. Voilà.

Les sueurs froides, je croyais que c'était que dans les films de Hitchcock. Pis, j'étais même pas en hauteur. Non, j'étais tout au fond du trou, tout en bas, je pouvais pas creuser plus que ça. La solution était peut-être là, finalement. Savez, genre, plus rien à perdre, alors autant récolter quelques quenottes au passage. Joliment dit, hein. Je pensais alors me la jouer Berserk, plutôt. Moins poétique, mais vachement efficace. Œil pour œil, dent pour dent. Enfin, surtout les leurs.

Ouais, j'ai toujours vécu ma vie comme ça. A me servir moi-même comme ça, n'importe où, comme au self, gratuitement. Mais c'est l'existence qui veut ça. J'en ai entendu, des refrains qui disent que la vie est belle, mais le plus véridique est celui qui dit « existing is easy, living is hard », à la dure. Dans les rues. Une sale chienne, un sac à puce, un sac d'embrouilles, un sac d'emmerdes. On m'avait dit pute ou salope. Bah, ça allait bien avec le reste. Moi j'ai toujours dit, la survie, c'est pas en option. C'est la bagnole de base : les roues et la carrosserie, le moteur et le bidon d'essence.

Surtout le bidon d'essence, d'ailleurs.

Et des allumettes. Une, deux, trois. Impossible de reculer. Là où j'en étais, franchement, ça ne faisait plus aucune différence. Alors ouais, je décidai de me lâcher et de tout faire flamber. Ils n'étaient pas encore sur moi. Je savais bien qu'ils pensaient s'amuser un peu, comme ils disent, puisque pour eux, c'était un jeu. Je sortis ma peau d'ours. On m'avait assez baisée comme ça, hein, j'allais pas leur donner la cerise sur le gâteau, mon corps en offrande à leurs représailles. Bah quoi, ouais, OK, ce coup là, c'était vachement de ma faute. Et alors ?

Nan, je vous dirai pas.

Fallait d'abord que je m'échappe. Que j'explose quelques gueules, quelques murs, et que je me fasse oublier. Ils me cherchaient depuis assez longtemps, me connaissaient trop pour savoir où je pouvais bien me planquer. Alors bon... Une cave qui brûle, ça fait toujours bien, sur un CV. Quitte à finir entre quatre murs ou entre quatre planches, autant laisser sa signature, hein ?

Impossible de reculer. Puis, dans la vie, faut avancer, hein. Alors, en avant ! Un bidon dans une main, une allumette dans l'autre. A mon tour de les baiser bien comme il faut. Et entre baise et braise, il n'y a qu'un courant d'air. Même au fond du trou, il suffit d'un choix pour retrouver sa bonne humeur et un peu de sa superbe.

Je suis une ombre, un couteau, une main, un cul, un flingue, un œil. Je travaillais pour d'autres, mais surtout pour moi. « On n'est jamais aussi bien servi que par soi-même ». Ben ouais, et mon salut n'était que le mien, et mes portes magiques, des soupiraux, des canalisations, des ventilos. Et un bidon noir. Ne pas avaler. Et j'attendis qu'ils viennent me chercher, la fleur au fusil. Des chrysanthèmes pour nos retrouvailles. Je les entendais arriver.

Et je me volatilisai.

Il y a eu d'autres villes, d'autres rues, d'autres lits, d'autres draps, d'autres caniveaux. Éternel retour du même. Mais quand on ne connaît que ça, c'est facile.

Finalement, j'ai eu le temps de vous parler un peu. Mon histoire est peut-être un mensonge. Peut-être pas. Mais c'est le cadet de vos soucis, à présent, puisque vous savez. Éternel retour du même. Et je n'aime pas trop regarder en arrière. J'aime bien vos orgasmes, ils sont naïfs. Mais puisque vous aimez le torride, attendez un peu la suite, il me reste une allumette.

Et je me volatiliserai de nouveau.

A nos amours... | 2013

Ce n'est pas moi qui lance des sémaphores
Ce n'est pas moi, l'âme dans une amphore
Ce n'est pas moi, mes habitudes, mes faiblesses
Ce n'est pas moi, ma solitude, ma maladresse
Ce n'est pas mon fardeau, mon chemin de croix
Ce n'est pas mon tombeau, ce n'est pas ma voix
Ce ne sont pas mes peines gravées dans le marbre
Ce ne sont pas mes veines dans l'écorce des arbres
Ce n'est pas ma route, ma pénitence, mon désarroi
Ce n'est pas le doute, la repentance, une table de loi
Ce n'est pas mon cœur qui bat sur ce radeau
Ce ne sont pas mes peurs qui flottent sur le dos
Ce ne sont pas mes songes qui voguent vers ces rivages
Ce n'est pas ce qui me ronge, et me tord le visage
Ce n'est pas moi, mes espoirs, mes sourires
Ce n'est pas moi, dans le noir, dernier soupir
Ce n'est pas mon regard, encore moins mon corps
Qui est tapi dans le noir, en attendant l'aurore
Ce ne sont pas tes mains qui me façonnent
Ni tes coups de reins qui me pardonnent
Ce ne sont pas tes doigts qui explorent ma peau
Ce n'est pas sur moi que tu dresses ton drapeau
Ce n'est pas toi, tes ardeurs, tes efforts
Et encore moins les miens quand enfin je m'endors...

L'Orcadien | 2013

Il perçait des trous à longueur de journée. Des petits trous de trois millimètres de diamètre. Dix trous par plaque. Trente plaques par heure. Huit heures par jour. Il plaçait la plaque dans la fente prévue à cet effet, resserrait l'étau. Quinze centimètres de large, trente centimètres de long. Et il baissait le levier de sa machine-outil. Un trou. Parfaitement rond. A sa droite, il y avait Jenny, qui faisait des trous un peu plus grands, sur les mêmes plaques. A sa gauche, il y avait Robbie, qui vissait les plaques entre elles. Et il passait les plaques à John, qui les assemblait deux par deux. Et ainsi de suite. Au-dessus de lui, les ampoules crasseuses pendues au plafond un peu gris et poussiéreux, qui semblait retenir la sueur et les éclats de métal. Et en dessous, le sol, rugueux, maculé.

Une boite de conserve.

Il rêvait d'ailleurs. Certains avaient tant désiré l'Amérique qu'ils n'étaient même pas déçus de la piètre qualité de leur vie. Une amélioration est une amélioration. En Irlande, on crevait de faim. C'était ce que disait Rory. C'était un résigné. Mais Griogair n'avait pas quitté la Vieille Europe pour le Nouveau Monde, pour rester cloîtré dans une usine. Il ne savait pas vraiment à quoi servaient les trous et les vis. Il regardait New York, le soir, depuis son quartier de misère. Il était l'Ecossais au milieu des Irlandais. Mais ils faisaient front ensemble, ils s'entraidaient. Une miche de pain, un baquet d'eau.

Et ce nouveau siècle, qu'on avait tant attendu avec espoir, n'avait pas apporté ses promesses. Griogair regardait la ville en regrettant ses îles. Il rêvait d'ailleurs. De ses plages colorées, de ses vents contraires, de ses nuages menaçants, de ses soleils d'hiver... Les tempêtes de l'archipel lui manquaient. Il remontait le levier, faisait avancer sa plaque d'un centimètre sur la gauche. Exactement. Et rebaissait le levier. Les étincelles produites par la perforeuses n'étaient plus suffisantes pour lui rappeler les cumulus enflammées au point du jour. Où étaient les champs, les moutons, l'air libre ? Pourquoi avait-il tenté sa chance ailleurs, quand il avait tout ce qu'il avait toujours aimé à portée de main ?

Y compris Mhairi.

L'industrie, l'illumination, l'avancée technologique. Le sentiment que c'était là-bas que ça se passait. Les inventions, l'aventure. Pas retourner un pré et tondre les moutons. Rien à voir. Et il rebaissait le levier avec le désespoir de ces dix années passées à percer des petits trous dans des plaques de métal. Le vent froid de l'hiver new-yorkais n'avait pas la même saveur que la brise orcadienne. C'était ainsi. Il pouvait s'imposer des rêves et les accomplir. Il pouvait aussi se tromper et réaliser ses erreurs.

Je m'appelle Griogair, je ne veux pas qu'on m'oublie.

Quand il couchait avec Jenny, ce n'était pas par amour, ni même par envie d'être avec elle. Ils n'étaient que deux corps enchevêtrés. Ils faisaient des trous le jour et les comblaient la nuit. Chassaient le vide. Au moins, elle lui faisait passer le temps autrement. Ses souvenirs n'avaient pas d'existence propre sur pellicule. Les collines du paysage n'étaient pas celles de son île natale, mais les seins de Jenny. Quand il remontait, le long de son ventre, c'était comme marcher sur Hoy. Et ses coups de reins lui rappelaient un bateau qui s'échoue sur Scapa Bay.

Il s'était noyé quelque part, usant toutes ses économies pour aller en Amérique. Il avait sympathisé avec les Irlandais sur Ellis Islands, en attendant une entrée officielle dans la Terre Promise. L'excitation. Puis la désillusion.

Mhairi, que ne donnerais-je pas, pour te retrouver...

Mais elle s'était certainement mariée avec un pêcheur de Shapinsay ou d'ailleurs... Ses cheveux flamboyants, faisant écho au soleil plongeant dans l'horizon. Son sourire communicatif, qui lui donnait envie de sourire à son tour. Sa peau blanche, parsemée de tâches de rousseur. Son goût légèrement salé. Les baisers volés derrière l’église Saint Magnus. Les espérances qui prenaient naissance dans la longue nuit de décembre. Mais il était parti. Il avait pensé qu'il reviendrait un jour, l'Amérique conquise.

Mais il gardait désormais un visage noir, dans son usine bruyante ; pari risqué, pari perdu.

Et il faisait l'amour à Jenny le regard vide, les larmes ravalées. Comme Rory, lui aussi, il s'était résigné.

Amorces

Vendredi 13. J'ai oublié ma valise dans les toilettes de l'aéroport. Voilà ce qui clignote dans mon esprit, alors que je suis dans le bus et qu'il a quitté l'arrêt depuis cinq minutes. Je me ronge un ongle. Je suis pas superstitieuse, mais je me dis que c'est quand même pas de bol d'oublier ma valise ce jour là. C'est que j'en ai besoin, quand même. Je me sens un peu conne, du coup. Je me vois pas dire au chauffeur de me laisser descendre ici pour que je marche je sais pas combien de temps vers l'aéroport... puis y'a forcément la sécurité qui s'en est chargé. Et puis...

Et puis boum !

Un grand boum bien bruyant, un beau vacarme. Un truc de films d'action. On est loin, certes, mais on l'a tous bien entendu. Le chauffeur freine, les passagers regardent par les vitres. Un épais nuage de fumée s'élève dans les airs, on dirait un volcan en éruption. En tout cas ça a un peu fait trembler le sol, je crois.

Je garde profile bas. J'oublie ma valise, et y'a un truc qui saute. Je me dis, peut-être que la sécurité a raté son coup et a fait péter le terminal... Je me dis, y'a rien à faire, alors autant rentrer chez soi. Alors je m'adresse au chauffeur, l'air de rien, avec ma voix la plus innocente possible.

- Heuuuuuu ha bon, on s'arrête ?


***

   

C'est samedi. J'ai pas trop dormi. Je regarde les infos. Mon appartement ne me semble plus aussi sécurisant et hermétique qu'avant. Je scrute les images. L'aéroport de Kirkwall a explosé. Peut-être bien la chose plus improbable de tous les temps. Style, les Orcades, ça intéresse les terroristes, tout ça. Mais pas de doute. La moitié de l'aéroport ne ressemble plus qu'à un tas de cendres. Pile le jour où j'oublie ma valise. Et puis, j'ai pas envie de prendre le ferry pour aller bosser, moi ! C'est malin, je fais comment, maintenant ?

Mais c'est le moindre de mes soucis. Juste à côté de moi, à portée de main, mon téléphone vibre. Je jette un œil. Les deux, en fait. Numéro inconnu, évidemment. Et je n'aime pas les numéros inconnus. Mais je décroche. Je fais glisser mon doigt sur l'écran, en espérant que ce soit un faux numéro... Le mec au bout du fil a à peine le temps de dire qui il est, je raccroche d'un coup. Police. Mince. Ils vont se dire que c'est moi, c'est ma valise, tout ça. Je me gratte la tête, me lève et fais les cents pas dans mon salon. Le téléphone sonne de nouveau.

- Heuuuuuuu ouiiiii ?

- Vous êtes bien Miss Machine ?

- Heuuuuu oui oui.... c'est bien moi enfin... heuuuuuuu...

- OK, pouvez-vous vous rendre au poste de police dès que possible pour vérifier votre identité ?

- Oh ben heu oui... C'est à propos de quoi ?

- On a retrouvé un morceau de valise où figure votre nom et numéro de téléphone dans les décombres... j'avoue, j'ai eu peur que vous ne soyiez partie en fumée... c'est qui est arrivé à Madame et Monsieur Trucmuche.

- Haaaa, ouf !

Grand silence. Je peux être bien maladroite, des fois. Surtout au téléphone.

- Enfin, je veux dire, c'est cool que vous ayez retrouvé ma valise...

- Oui, enfin, il n'en reste rien.

- Ha. Oui. C'est vrai. Puis c'est triste pour les Trucmuche.

Je raccroche. Je suis rassurée, tout va bien. Je ne suis pas en cause, personne ne m'incrimine. J'ai juste pas eu de bol.


**    

    

Et quand je pense en avoir fini avec tout ça, on frappe à ma porte. Je sursaute un peu. Puis je vais ouvrir. Et là, un homme entre en force, armé d'un automatique. Je n'y connais rien en flingues et autres trucs de ce genre, mais ce n'est pas bien important. Le mec me met en joue et on va papoter dans le salon. Il fait les cent pas, on dirait moi.

- Putain, c'est toi qu'a posé ta valise dans les toilettes, hein ? C'est toi, hein ? Dis pas non, j'tai vue !

- Mais heuuuuu vous êtes qui ? Les services secrets ? La CIA ?

- Mais comment t'as pu me faire ça ! C'était MON explosion ! Mon spot ! T'avais pas le droit de faire sauter les chiottes !

J'écarquille les yeux. Le mec y fait exploser l'aéroport, et il m'accuse d'avoir plombé les toilettes ! C'est un peu fort, ça !

- Nan mais heu quoi, j'ai rien fait sauter du tout ! Y'avait que des fringues, dans ma valise, et quelques livres, le truc habituel ! Je me balade pas avec des explosif, mouah !

- Mais ta gueule ! Comment ça se fait que ça a sauté aussi tôt alors, hein ? Hein ? Comment t'explique ça ? Ça devait péter une heure après, fallait que l'avion d'Aberdeen ait atterri, tu piges ?

Non, je ne pige rien, je sais pas pourquoi il me raconte ça. Mais il a vraiment pas l'air content, et il continue de me menacer. Je me demande... est-ce une vraie arme ou une fausse ? J'en sais rien. Mais j'observe le flingue, les yeux plissés, concentrée. Et le type me le met sous le nez d'un air très menaçant. Encore plus menaçant qu'avant.

- T'es vraiment une salope, quoi ! Je peux pas te faire confiance, hein !

- RHA MAIS PUISQUE JE DIS QUE JE N'Y SUIS POUR RIEN !

- Fais pas ton innocente, avec tes yeux verts façon Bambi. Ça marche pas. Y'avait personne d'autre, alors c'est forcément toi !

- Meuh non mais pas du tout, et heu... ça a l'air vachement lourd, ton machin.

Il me le pointe sur le front, je sens le froid du canon sur ma peau. J'ai un mouvement de recul. Mal à l'aise. J'ai vraiment pas de chance. Dire que je m'étais acheté un nouveau manteau, soigneusement plié dans un sac, dans ma valise. J'ai vraiment l'impression d'avoir jeté de l'argent par les fenêtres. Et ça m'agace.

Il recule et vide une partie de son chargeur dans le canapé à côté de moi. Le cuir est désormais décoré de quelques orifices fumants. Et moi, j'ai sursauté à chaque détonation. Putain, mais la caution de l'appart', quoi ! Et ma coloc, quand elle va voir ça, elle va vouloir me tuer !

- Mais j'ai pas fait sauter les chiottes, à la fin, ça devient chiant, là, alors, hop hop hop, dehors, et fissa !

Il fait exploser la télévision. Forcément, des coups de feu, ça s'entend. Et les voisins ne sont pas très joyeux. Je leur gâche leur samedi.

- C'était MON coup ! Le MIEN ! T'es nulle ! Je pensais que t'étais une fille bien !

- Heu mais, je suis une fille bien ! Et je veux pas tuer des gens moi, au moins !

- Ouais, ben, à plus. Tu vas voir. On ne fait pas sauter les chiottes sans en subir les conséquences !

Il me balance un grand coup dans la figure avec la crosse de son flingue... et... et ben c'est tout. Et sincèrement, là, j'ai pas trop envie de me réveiller. J'imagine déjà mon proprio arriver et me demander trois mois de loyer supplémentaires. Et je vois mon employeur me dire que non c'est plus trop possible, et que je peux faire une croix sur mes heures sup. Et puis mon manteau tout neuf est parti en poussière.

Et j'ai même plus de télé.
Et ma coloc voudra m'achever.

Alors, non, je préfère rester là, faire la morte...

Spin | 2014

1-

Le banc est humide et froid, à l'image de l'air ambiant. Il est assez tard et le ciel dévoile quelques lanternes quand on s'éloigne de la ville. Les arbres autour forment un abri. Ou un piège. Une cloison douce et rugueuse.

Quand Kayren s'assied sur le banc, la sensation de fraîcheur lui donne aussitôt envie de se relever. Mais elle reste là, prenant son mal en patience. La curiosité est un vilain défaut, mais il faut parfois attendre pour l'assouvir. Elle regarde l'astre lunaire, planté dans le décor céleste par un artiste adepte du clair-obscur. Elle pense alors à sa sœur et à ses pulls foncés.

Elle laisse son esprit vagabonder. Elle est en avance, elle sait bien qu'elle a le temps de faire ce qu'elle fait de mieux : se perdre dans ses pensées et oublier les minutes qui défilent inexorablement. Quand elle reviendra au temps présent, elle aura l'impression d'avoir voyagé à vitesse relativiste. Et puis, comme elle regarde le ciel, elle s'imagine déjà toutes ces étoiles, si loin, déjà mortes à l'heure actuelle, mais dont la lumière continue de voyager jusqu'à ses yeux. Un jour, dans un mois, cent ans, un millier d'années, les hommes verront ces étoiles disparaître. Des supernovae. Puis des étoiles à neutrons, et des trous noirs. Des choses qu'on ne verra plus de la même manière.

Qu'on ne verra plus du tout.

Mais à côté, d'autres étoiles, nées depuis longtemps, seront enfin visibles. Et d'autres encore, à l'état de gestation, éclaireront la nuit, peut-être quand la terre ne sera plus qu'un roc dur et brûlé.
Alors elle se dit que ces constellations auront changé de forme, auront échangé des cartes, épuisé leurs membres. Et sa sœur et ses pulls foncés, sa manie de tout harmoniser, des chaussettes jusqu'à l'écharpe... harmoniser... tout se passe si lentement là-haut. Et sa sœur, ça lui prend des heures pour trouver le t-shirt idéal...

Si lent, si lent. Alors que la lumière est si rapide. Quel étrange paradoxe ! Les sens se jouent de l'humanité. Elle est athée, mais elle se dit que si Dieu existe, il doit bien se marrer là-haut... avant de penser que le haut et le bas, c'est arbitraire, dans l'univers. C'est la gravitation qui nous dit que les pieds sont en bas. Et un référentiel. Parce que par rapport à la lune, épinglée dans la toile sombre, ses pieds sont en haut, plus éloignés de la surface sélénite que sa tête.

Et au bout du compte, à force de penser à des photons, ça s'éclaire.


2-

Le téléphone éteint, elle regarde la diode bleutée du chargeur. Elle ressent la contradiction et l'ironie de la situation. Deux appareils qui fonctionnent mais qui sont incapables de communiquer quand l'un d'entre eux dort. Et ça l'agace, bien sûr. Ce chargeur prend son temps. Tellement de temps qu'elle n'a pas eu la patience d'attendre voir si le téléphone s'allumerait au bout de quelques heures. Elle allume son ordinateur et vérifie ses emails. Elle le fait tous les jours, même si elle sait que de toute manière, personne ne lui écrit. Sa mère appelle tous les midis. Sa sœur lui parle sur les réseaux sociaux de temps en temps.

La diode bleue du chargeur.
Les diodes vertes et rouges de l'usine.
La diode jaune de son ordinateur.
Quatre balises quotidiennes.


3-

Dorian, c'est ainsi qu'il se fait appeler. Il a une lampe torche dans la main pour l'aider à se repérer. Il a bien trop l'habitude des endroits sans nuit, des ampoules blanches, des ampoules rouges. Et la noir naturel l'angoisse un peu. Ces arbres, si grands, si solidement fixés au sol. C'est comme une menace pour lui.
Kayren se lève. Elle ne sait pas si elle préfère mettre les mains dans les poches de sa parka ou les laisser à l'air libre, le long de son corps. Peut-être valait-il mieux être en alerte.
Ils se regardent dans les yeux. Ils brillent. Ils ne distinguent pas vraiment leurs couleurs. Du vert, du bleu, du marron clair, c'est pareil, dans la pénombre. Ils se sourient.
- Jamie ?
- Dorian...
Leurs voix les surprennent. Plus aiguë ou plus grave, ou qui ne collait pas vraiment avec l'allure générale. Après ce court silence, il entre dans le vif du sujet.
- Alors, c'est toi qui veut partir ?


4-

Les aéroglisseurs se suivent en file indienne, quittent l'océan pour retourner dans la base. Les hommes s'affairent, les font se garer correctement les uns à côté des autres. Les pilotes coupent le contact, sortent des véhicules. C'est comme se trouver dans une entreprise de chauffeurs de limousines en fin de journée. Deux gardes patrouillent le long de la côte. Cette plage est protégée. Loin des regards indiscrets. Il fait nuit, la deuxième lune s'est levée. La première se couchera bientôt, avant le point du jour.

Un officier grimpe dans un mirador pour prendre la relève. Il est jeune, volontaire. Il ne savait pas quoi faire de sa vie. Militaire dans un coin calme semblait être une bonne planque. Payé à rien foutre, comme il aime dire à ses amis, après le boulot.
- Salut, Ivan. Du nouveau ? Dit-il en arrivant en haut.
- Salut Jay. Que dalle.
Ivan repositionne son casque noir sur sa tête, et quitte les lieux. Jay scrute l'horizon. De l'eau, rien que de l'eau, de ce côté du monde. Il aime bien regarder les vagues violettes qui se fracassent sur les rochers, un peu plus loin. Encore une nuit tranquille en vue.


5-

E=mc², disait Einstein. Il avait aussi dit qu'il y avait une constante cosmologique pour fixer l'univers. Et puis il y avait eu Hubble et son télescope. Lemaître avait eu raison. L'univers est en expansion. C'est dans les livres d'histoire. Des choses qu'on apprend quand on est gosse. Une partie de la science se trouve au rayon sciences humaines. Et la linguistique au rayon informatique. C'est pour ça qu'on programme des interprètes et qu'on philosophe sur la vacuité de l'espace intersidéral. On a oublié un peu ce qui se faisait avant. D'ailleurs, avant, c'est vague. Tout comme on avait désigné l'hypothétique naissance de l'univers par le terme amusant de big bang, aujourd'hui, on désigne le début de notre histoire à l'Exode. Certains mentionnent encore la Bible. Le reste du monde sait qu'il n'y a rien de valable dans les vieux livres d'Avant.

Kayren passe du temps à lire, pourtant. Des vieux trucs. Des écrits obsolètes. Certains ont encore des noms sur les couvertures. On peut y lire Platon. Aristote. Ils ont sans doute été célèbres, Avant. Aujourd'hui, on les considère comme des petits auteurs d'heroic fantasy, avec leurs mythes, leurs labyrinthes, leur manière de concevoir le monde et la raison. Pourtant, il y a de la poésie. En grec, ça veut dire je crée. Quelque chose comme ça. On append pas ça à l'école. D'ailleurs, le grec, on ne sait même pas ce que c'est.

Et puis, quand elle ne lit pas, elle répare des freins de navettes spatiales. C'est une tradition familiale, comme disait son père. Mécano de parents en enfants. Il riait doucement, en disant ça. C'est du passé. Un peu plus récent que l'Avant, mais du passé tout de même. Kayren se lève le matin, enfile son bleu de travail, une sorte de combinaison élimée avec deux bandes réfléchissantes en bas des jambes et sur les manches. Elle répare des engins qui atterrissent. Qui arrivent. Et elle aurait bien aimé réparer des véhicules qui partent.

En manipulant ses tournevis et ses clés à molettes, elle pense au spin des particules puis au mouvement entier de la planète, de ses deux lunes, de ses deux soleils. Et de la galaxie. Elle imagine le centre. Un beau trou noir. Et tout tourne, tout tourne. Et les vis retrouvent leurs logements de l'autre côté des plaques de métal.



6-

Jay s'affale contre la paroi de sa petite cabine. Son mirador est une île lointaine. Il regarde l'horizon, puis les vagues, puis les étoiles, il sort une cigarette de la poche intérieure de son uniforme, noir comme la nuit, et fume lentement, profitant de chaque bouffée.
Fumer tue, disait-on Avant.

L'ennui aussi, en fait.

Il pose un coude sur la rambarde. Le menton sur son poing. Il expulse une volute de fumée en essayant de faire des cercles.
Et ce rond à peine formé est la dernière chose qui s'incruste sur ses rétines.



7-

Dorian descend de son vaisseau en chantonnant une musique populaire. Il est un peu assourdi par les festivités organisées un peu plus tôt dans la journée, et ça résonne un peu. Les autres ont voulu le raisonner. Mais, comme des cloches rayées, ils raisonnaient faux.

Quoi qu'il en soit, il est arrivé au point de non retour. Il lui faut voir son contact. Le continent est un lieu un peu hostile, gardé par la Confédération. Lui, c'est la liberté, qu'il aime. Et les discours politiques, ça ne le touche pas vraiment. Enfin, ça le titille juste assez pour qu'il pose quelques bombes et se barre en courant. Ou décolle rapidement depuis N23b ou S9867c. Deux exemples parmi d'autres.

Il a lu dans un livre « ha, ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrate à la lanterne, ha ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrates, on les pendra », et il invente l'air, puisqu'il n'a jamais entendu la musique. Il s'imagine que c'est un hymne punk du vingt-deuxième siècle. Dans ces eaux là. Un hymne d'Avant. Quelque chose que les rebelles chantaient juste avant l'Exode. Il aurait bien aimé voir ça, des révolutionnaires avec leurs fusils d'assaut, des grenades à fragmentation dans les poches, crier « à mort le Président » ou « à mort le roi ! » président ou roi de quoi, bonne question. Mais c'était Avant, alors ça n'a pas grande importance. C'est seulement l'ambiance et la volonté de ces femmes et de ces hommes qui se sont battus pour la liberté, pour la cause, pour...
Pour quoi, en fait ?

Il sort son téléphone holographique de la poche de son pantalon militaire.
VOUS AVEZ GAGNE !
Il fronce les sourcils. Et il sourit.


8-

Un émail non lu.
Kayren clique sur la petite icône clignotante. La page se charge. L'ordinateur s'éteint, puis redémarre.
- Rha, c'est pas vrai! Bien le moment que je me chope un virus de merde!

L'écran d'accueil lui montre une série de chiffres au lieu d'afficher son habituel papier peint d'une naine blanche tournant autour d'une autre étoile, lui piquant de la matière au passage. C'est censé être un papier peint temps réel d'un système binaire qu'on trouve à quelques treize mille années lumières d'ici, en regardant dans la direction de la Grande Ourse. Bien entendu, vu d'ici, la Grande Ourse n'existe plus. On a baptisé l'ensemble des étoiles de ce coin du ciel La Faucheuse. Certains ont un sens de l'humour assez noir.

La série de chiffres s'arrête et un texte le remplace.
Félicitations, Jamie ! Vous avez été désigné grand gagnant du concours SPY FOR ONE DAY !
Pour réclamer votre prix, appelez ce numéro et suivez les consignes.
Bon encore un spam.

Elle supprime l’émail et éteint son ordinateur. Elle s'allonge sur son lit, sa combinaison de travail encore sur le dos, et fixe le plafond. Ça doit être amusant, d'être espion, juste pour un jour. Ça doit changer de l'ordinaire. Parce que, soyons honnêtes, réparer des freins du matin au soir, ce n'est pas ce qu'on pourrait appeler un boulot de rêve avec un avenir glorieux. Pas qu'elle rêve de gloire, d'ailleurs.

Si seulement il pouvait se passer quelque chose...


9-

- Je veux partir, oui.
Kayren a une voix ferme, assurée. Elle ne sait pas du tout où ça peut la mener. Dorian éteint sa lampe et la range dans la poche de sa veste. Il sort son téléphone holographique et compose un numéro. Il s'éloigne et parle quelques minutes.
- C'est confirmé. Zéro. Trente-Deux. Trois. Cinq. Cinq.
Il raccroche, range son téléphone et revient vers Kayren. Il lui tend la main.
- Bienvenue dans le club des philosophes. Suis-moi.

Ils s'en vont dans la pénombre, laissant le bosquet derrière eux. D'ici, ils peuvent entendre le ressac. De jour, on peut voir les lueurs pourpres se refléter dans le ciel. Le soir, l'eau se teinte de violet. Les plages sont orangées, le sable absorbe une partie de l'eau et garde une couleur un peu passée. Le tourisme n'existe pas. La zone est contrôlée par l'armée, et l'eau est toxique. Les rapports des spécialistes sont unanimes. L'homme ne peut rester longtemps dans cette vaste étendue qui domine quatre-vingt-dix pour cent de la planète.

La zone terrestre reste le seul endroit sûr. Et quelques îles ici et là essaient de reprendre leur autonomie à la Confédération. Et pendant ce temps, Kayren met les mains dans le cambouis sans voir la lumière du jour, dans son hangar.

Oui, elle veut partir. Ne serait-ce que pour un jour. Aller dans un vaisseau qui décolle au lieu d'atterrir.



10-

Accélération. Temps qui se comprime. Paysage qui se fige. Kayren est loin, maintenant. Elle ne sait pas qui est ce Jamie, mais il a raté sa chance...



11-

Votre Mission, si vous l'acceptez, sera d'infiltrer la firme URBANK sur la planète NB67a. Votre contact vous attend à Kalmar, pour vous donner tous les informations nécessaires. Bonne chance, Jamie.

Et pendant qu'ils décollent, la base militaire est la proie d'une attaque éclair. Kayren regarde par le hublot. Woah, se dit-elle, on dirait une vraie scène d'action ! Elle n'en croit pas ses yeux. C'est comme être dans un jeu de rôle grandeur nature. Elle y jouait avec ses copains quand elle était adolescente. Avant de devenir sérieuse et de jouer du tournevis.
Derrière elle, Dorian discute avec un de ses amis.
- Alors Ivan, comment ça se profile ?
- On est dans les temps. Dans quelques instants, on devrait pouvoir quitter l'orbite et passer en hyperespace.
- Des embrouilles en chemin ?
- Aucune pour le moment. T'es un artificier de génie, tu sais ça ?
Dorian sourit. Il désigne Kayren d'un mouvement de tête.
- On m'a dit que Jamie était l'homme de la situation. On m'avait pas dit que c'était une femme.
- Tu sais, Ollie ne dit pas grand chose, des fois qu'on soit écoutés...