50-50

Mes ennemis n'aiment en général pas les gens qui s'acharnent, ce pourquoi ils sont mes ennemis. Je n'ai d'ordinaire rien contre eux, personnellement. C'est le métier qui veut ça. Je range mes lunettes dans leur étui, et je sors les poings si nécessaire. Je disparais et je réapparais. Ils essaient toujours de me faire reculer, abandonner... Mais quand on est aussi bien payé que je ne le suis, ce ne sont pas deux ou trois échymoses qui vont me mettre sur la touche.

En revanche, là, tout de suite, une pointe de haine commence à se faire sentir au creux de mon estomac. Ca va de bas en haut, je la sens remonter. Il faut dire, de là où je suis, je peux en vouloir à ces deux hommes de main. Ils ont certainement leurs raisons, ils sont payés pour ça. Mais moi, mon demi-million, je vais me le voir passer sous le nez s'ils me lâchent.

Un plongeon du trentière étage. Il me faut quelque chose. Je sais que l'un, Gabe, se fait souvent acheter par le plus offrant, pour ça qu'il a largué Phil Chandler pour Eddie June. Ca m'ennuie de lui refourguer une partie de mon salaire, mais j'ai le droit de promettre et de filer ensuite. Un homme comme lui finit toujours avec une balle en guise de troisième œil ou des chaussures en béton. L'un dans l'autre, c'est un frein à l'avancement. Et tant qu'ils sont freinés avant qu'ils ne me rattrapent, je ne vais pas me plaindre.

Gabe est une montagne, un colosse, appelez ça comme vous voulez. Pas pour rien qu'Eddie June l'a embauché. Il se croit assez malin pour penser qu'il est dans une position favorable. Bon, okay, il est effectivement dans une position favorable. Si les rôles avaient été inversés, je l'aurais déjà lâché. Et il n'est pas loin de desserrer son étreinte autour de mes chevilles.

- Hé Gabe, fifty-fifty. Toi et moi, on ferait une bonne équipe. Ta réputation te précède.

- La tienne aussi, me répond-il de sa voix un peu caverneuse.

- Ne l'écoute pas, Gabe, il fait le coup à chaque fois...

S'il n'y avait pas eu Chester pour empêcher les choses de déraper, Gabe aurait probablement pu se laisser convaincre. Chester est plus petit, plus fin. Il se prend pour le cerveau, une vraie tête de fouine. Somme toute, les infos, c'est généralement lui qui les a. Si Eddie savait qu'il jouait les corbeaux pour la police...

Je prends un air faussement outré.

- A chaque fois ? Je suis innocent comme le loup qui vient de naître ! En revanche, je peux pas en dire autant de toi.

Chester ordonne à Gabe de me lâcher, mais Gabe semble réfléchir.

- Qu'est-ce qu'y veut dire ?

Chester répond bien trop rapidement pour être honnête.

- Rien, il nous monte l'un contre l'autre, t'as pas encore pigé ça ?


**


Je cours. On a beau vouloir m'arrêter, je me faufile. J'ai les phalanges en sang, et un œil au beurre noir va bientôt rejoindre mon mal de dents. Les risques du métier.

- Spadey !

Je n'aime pas vraiment quand on hurle mon nom, comme ça. C'est rarement bon signe. Je continue donc à courir. Un gros me cours après, arme au poing. Il m'a décollé une gifle qui m'a envoyé dans le décor. Heureusement, du bon côté. J'ai pu disparaître par les vieux tunnels. Les vieux quartiers sont truffés d'issues que le commun des mortels ignore. Mais quand, comme moi, on a passé autant de temps dans les archives et cadastres, on sait très bien par où s'enfuir.

Et la fuite, c'est un peu une spécialité.
Disons que c'est nécessaire, essentiel. Surtout quand on met son nez dans les affaires des autres. Surtout quand on a les informations. Surtout quand on essaie de doubler tout le monde. Et pour doubler, je double. C'est ce qui me garde en vie, croyez-le ou non.

Eddie June se fait régulièrement un plaisir de m'envoyer ses soudards. Mais entre deux enquêtes, nous nous entendons assez bien. Nous avons grandi dans le même quartier, nous avons courtisé les même femmes, nous avons castagné les mêmes mecs. Cependant, si je n'ai rien contre son gagne-pain, il n'aime pas trop le mien et me le rappelle assez souvent. Ce bon vieux temps, quand on montait les coups ensemble...

J'en aurais presque la larme à l'oeil, mais il le sait aussi bien que moi, je suis un égoïste.

Et quand je me faufile entre les murs de briques lugubres, me repérant de mémoire, je l'imagine quelques pas derrière, un flingue dans une main, une cigarette dans l'autre, me dire que j'aurais jamais dû tourner privé. Mais il n'a pas assez d'imagination. Et ce brave Gabe, qui se sent trahi, forcément, veut me faire la peau, mais lui non plus n'a pas deux sous d'imagination. Ce n'est pas eux que je trahis, je n'ai jamais été loyal, il faudrait bien qu'ils se rentrent ça dans le crâne. Le dernier à le comprendre a eu l'aide d'un peu de plomb.

Le plus beau, dans l'histoire, c'est que la société me porte aux nues. Les gens d'en haut me confient leurs affaires, que je résouds, moyennant finances.
Et ce millesime Château Mesange 1789, trésor perdu, est ce qu'il y a de plus précieux pour les collectionneurs. Alors, une bouteille bien protégée dans mon sac, je m'enfonce dans les entrailles de New York..

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