Il est peut-être bien deux ou trois heures du
matin quand David me réveille. Nous n'avons plus beaucoup de temps, il
ne faut pas trop dormir, sinon, ils nous rattraperont. Alors je me lève,
je m'étire. Il fait si froid que j'ai l'impression d'avoir dormi sur de
la glace pilée. J'ai les mains raides, j'ai mal aux doigts. David me
regarde, et nous savons bien ce qu'il nous attend. Puis il s'éloigne, va
va surveiller la fenêtre. Il fait nuit noire, depuis des jours, des
semaines, des mois entiers. Les lampadaires sont éteints depuis autant
de temps. Parfois, on se surprend à rêver et à se demander à quoi
ressemble le jour. A quoi ressemble le ciel. De quelle couleur est
soleil. Des réminiscences, des fragments de souvenirs, comme un vieux
puzzle éparpillé, donnent des réponses à ces questions.
On ne se raccroche qu'à une mémoire en perdition. Ce qu'on sait.
Plus grand-chose.
Ni même quand ça a commencé.
Je m'approche du brasero. C'est un vieil autocuiseur, on y a mis ce
qu'on a trouvé. Et notre passé brûle quelques minutes. Je reboutonne mon
manteau. J'ai dormi toute habillée. Je rejoins David, vers la fenêtre,
et je regarde moi aussi. On n'y voit rien. Nos yeux sont accoutumés à
l'obscurité, mais l'extérieur n'est qu'un vaste néant. Comme on ne voit
rien bouger au dehors, on se décide à partir.
Nous sommes au
troisième étage de ce qui a été une belle résidence près du quai
Austerlitz. Je m'en souviens, parce que j'ai habité pas loin d'ici, fut
un temps... avant. Quand on y voyait encore en plein jour. Avant de
quitter ce bâtiment, nous visitons quelques appartements. C'est désert,
ici, mais il y a peut-être quelques objets utiles. Les portes sont
ouvertes, défoncées. Nous ne sommes pas les premiers à trouver refuge
dans les anciennes habitations. La semaine dernière, nous avons squatté
le centre commercial d'une ville voisine. Cela me fait bizarre de nommer
de tels endroit des villes quand l'intégralité de la population se fait
ronger par les vers. Et si on n'y prend pas garde, on risque de les
rejoindre assez rapidement.
Le virus ne nous a pas atteint. Ce serait quand même idiot de se faire rafler.
David fouille une cuisine, tandis que je regarde le salon. Il est
presque intact, j'en reste bouche bée. Les meubles sont encore debout,
et les livres et les disques sont pour la plupart encore en place. Puis
un objet tombe. J'ignore quoi, c'est dans une pièce voisine,
semble-t-il. Peut-être une chambre. Je me raidis, tétanisée. Il y a-t-il
des réfugiés, des survivants ? J'avale ma salive avec difficulté, j'ai
l'impression que ça fait un boucan d'enfer. Je compte les secondes.
David me rejoint, une boite de conserve dans une main, un couteau de
cuisine dans l'autre. Je souffle doucement, et enfonce ma main droite
dans la poche de mon manteau pour en sortir un Sig. Chargeur dix-huit
balles, la première engagée dans le canon après avoir retiré la
sécurité.
Nous avançons de concert, lentement, lui par la droite,
moi par la gauche. Il donne un grand coup de pied dans la porte
entrouverte, j'allume ma lampe torche. Il y a un homme, confortablement
assis dans un fauteuil. Il appuie sur le bouton d'une télécommande.
C'est idiot, il n'y a plus d'électricité ! Mais la chaîne stéréo se met
en route et nous délivre une musique plutôt festive. Il se lève. Je
braque mon arme sur lui. Je remarque qu'il est vêtu très élégamment, un
peu comme un président de la République. Je ne sais pas ce que je dois
faire.
- Vous voilà enfin... vous avez été difficile à retrouver.
Je ne comprends pas pourquoi il nous dit ça. Réflexe, je tire quatre ou
cinq balles. Forcément, cela fait du bruit à réveiller un mort, mais
somme toute, les morts savent rester polis et rester en dehors des
affaires des vivants. L'homme s'effondre. David va vérifier son pouls,
en me fusillant du regard au passage.
La musique continue, et
nous filons à travers l'appartement. Déjà, par les fenêtre, nous voyons
les phares des voitures. Ils ont ramené la cavalerie, et on n'a aucune
chance si on reste ici. Au pire, la musique les distraira ! Je garde mon
arme en main et je cours. David monte le volume. Et c'est une valse qui
nous accompagne dans les corridors, une valse un peu foutraque, un peu
tzigane. Un brin polka. Quelque chose de beau et de désenchanté. Ou
peut-être bien cauchemardesque et fabuleux.
On prend la sortie
de secours au bout du couloir. Là ou un point sur la carte dit que nous
sommes ici et qu'en cas d'incendie, il faut passer par là. Bien entendu,
ils sont dix fois plus nombreux que nous. Mais nous sommes rapides, et
seulement deux, nous pouvons bien nous cacher et nous faufiler sous les
fenêtres et les escaliers. Et la musique joue toujours. Elle couvre nos
pas, elle couvre nos souffles. Et nous revigore. Je me surprends à
revivre, même un peu... rien qu'un tout petit peu. Je souris.
Je vois David bloquer les coups d'un militaire, pour lui prendre son
fusil à air comprimé. Doit-on les supprimer ? David ne se pose pas la
question et achève l'homme à terre. Alors on continue notre course, en
rythme, un pied après l'autre, un temps après l'autre. L'accordéon nous
camoufle, la batterie nous guide. On tourne au prochain couloir,
silence...
Puis ça reprend, j'ai éteint ma lampe. On économise
les piles. J'essaie encore de comprendre pourquoi la stéréo fonctionne.
Par quel artifice ? Je pousse la prochaine porte, elle s'ouvre
facilement, mais grince. Les guitares ont peut-être caché ce mouvement.
Et nous reprenons notre fuite. Quand nous arrivons à l'extérieur, nous
n'avons qu'une vague vision du terrain. Les lumières dans la figure,
nous sommes aveuglés et ne voyons plus les routes, les buttes, les
trottoirs. Alors je vide mon chargeur sur nos assaillants. A cours de
munitions, nous n'avons plus d'autre choix que de nous diviser et partir
lui à gauche, moi à droite, sous les feu des militaires.
La nuit ne s'arrêtera donc jamais.
Je trouve refuge in extremis derrière un arbre. C'est fini. Je suis
encerclée. C'est le silence, cette fois. La musique ne nous parvient
plus. Je fouille dans mes poches, il me reste quelques cigarettes. J'ai
fumé ce qui m'a semblé être la dernière cartouche de l'humanité.
J'allume une cigarette.
Un officier crie.
- Sors de là, les mains en l'air !
Mais je reste derrière mon arbre, dans l'obscurité. Les rais de
lumières de m'atteignent pas. Peut-être qu'ils m'oublieront.
Certainement pas. Je me mets à rire. Je n'aurais jamais pensé que ma
mort serait là, si proche du Pont de l'Europe. Si proche de l'Allemagne,
si proche de mes ancêtres. Je les entends approcher, pas à pas.
Puis je les vois. Ils sont devant moi. Mon dernier souvenir de cette cavalcade ? Une aiguille dans le cou.
Quand je me réveille, le ciel est bleu. Mais je sais très bien que
c'est à ça que ressemble l'enfer. Je ris de nouveau, et je me souviens
de cette musique, la dernière musique, la dernière cigarette. La valse
de la Mort. Pourtant, elle est si vivante... elle m'accompagne et je
chante.
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