Saïd me voit,
m'apporte toujours un Perrier, et me demande comment ça va. Il me voit
régulièrement, j'habite à deux pas de son café. Il me dit “Hé, Sylvain,
alors, quoi de neuf?” Il sait très bien qu'il n'y a jamais rien de neuf,
mais je suppose qu'il espère m'entendre dire autre chose. Mais je lui
réponds toujours “comme d'habitude”. Ces deux mots sont gravés en moi,
peut-être bien depuis ma naissance. Je lui souris, je m'installe à la
petite table ronde près de l'entrée. Je regarde par la grande vitre. Les
rues parisiennes sont pleines de vie, pleines de touristes. De chez
moi, c'est presque synonyme.
Saïd
revient. Il sait qu'en cette date, c'est tout de même particulier.
Chaque année, c'est un rituel. Pierre vient à Paris. Il ne vient pas
souvent, mais quand il le fait, on se donne rendez-vous ici, et on se
raconte nos vies. Toujours le 16 août. Toujours à 14 heures. A part ça,
il m'envoie des cartes postales, des emails, des sms. Il ne téléphone
pas. Moi non plus. Les murs de mon studio sont tapissés du monde. Des
souks tunisiens, des jardins japonais, des forêts d'Alaska, des rizières
de Thaïlande. Des montagnes d'Afrique, des plaines d'Amérique. Je
regarde ces images et je voyage.
Et j'attends Pierre. Il est 14h05.
Je repense à sa dernière carte. La Patagonie. C'est beau là-bas. La
carte est épinglée, soigneusement, au bon endroit sur le globe terrestre
qui me sert de chambre. Bientôt, il n'y aura plus de place. Cela fait
25 ans qu'il m'envoie des cartes, ça fait autant de temps que je me
promène en pensée à ses côtés.
A chaque fois, il m'écrit qu'il va bien et que la prochaine fois, il
faut que je vienne avec lui. J'en ai souvent rêvé, mais le réveil me
prend aux tripes.
Je
bois une gorgée de mon Perrier. Au fond, je n'aime pas le Perrier. Mais
j'en prends, parce que le nom ressemble à Pierre. Et c'est une bouteille
un peu ronde. Quand elle roule, elle tourne. Tout fait sa révolution.
Moi je ne ressens que le mouvement des aiguilles, du soleil. J'ai des
cheveux blancs, quelques rides aux coin des yeux. Pierre a les mêmes,
mais il a vu le vent, l'aurore, la pluie de ces contrées que j'imagine
faites de magie.
Quand on y va pas, ça n'existe pas vraiment, ça reste abtstrait. Alors il m'envoie des cartes, pour me dire que tout est réel.
Il est 14h10, et il n'est toujours pas là. Il n'est jamais en retard.
Je regarde ma montre. Trente secondes passent. Je regarde la rue, je
regarde la porte, quand elle s'ouvre. Mon coeur bat si fort d'espoir que
mon esprit fait du sur place. J'écoute distraitement les autres clients
discuter. Ils sont deux, trois, quatre par table. Ils rigolent, ils
boivent leurs bières. Et moi je suis seul. Mes doigts sont fins,
diaphanes. C'est peut-être comme ça qu'on disparait. On devient
invisible. Fantôme. Ils se referment sur le verre. Je joue avec. Je me
demande si on remarquera mon absence.
Je demande un autre Perrier. C'est un appel. Que fais-tu? Où es-tu?
Pourquoi es-tu en retard? Ce ne sont que dix minutes.. presque quinze à
présent. Rien de bien extraordinaire. Des tas de gens sont en retard.
Mais la chaise en face de moi reste désespérément vide, son osier semble
se creuser sous le poids du silence.
Je me fais des films. Il a seulement eu un contre temps, ça arrive, ces
choses là. Je regarde encore ma montre. Mon pied droit tape le sol
nerveusement. Je sors rarement de chez moi. Je vais travailler, je
rentre. Je vais faire des courses, je rentre. Parfois j'ose aller au
cinéma, mais pas trop tard. Le métro est trop bruyant, oppressant. Déjà,
sans Pierre, la foule dans le bar me semble menaçante.
Je ne voyage pas, moi. Je n'ai pas le courage de pousser la porte de
chez moi avant 7h du matin ou après 8h du soir. L'hiver est comme un
manteau froid qui me glace les sangs. Quand nous étions enfants, Pierre
était celui qui grimpait aux arbres, courait dans les ruisseaux. Moi, je
regardais depuis l'herbe. Je n'ai jamais pu grimper à un arbre. Je n'ai
jamais pu sauter dans une rivière. En grandissant, il était celui qui
vivait de folles aventures. Celui qui avait une petite amie. Celui qui
partait à la fac à plus de trente kilomètres de la maison. Et moi
j'étais celui qui allait dans un hôpital, qui restait seul, se cachait
dans sa chambre.
Je
bois encore un Perrier. Puis je vais aux toilettes. Je descends
l'escalier, je marche sur les dalles un peu usées. Pourquoi suis-je moi?
Je passe devant le miroir. C'est comme voir Pierre. Tout ce que je
suis, tout ce que je ne suis pas. Et puis je me dis que c'est moche
d'avoir cinquante ans et d'être moi.
Est-ce qu'on remarquera mon absence?
Est-ce qu'on se souviendra de moi?
Quand je remonte au bar, il est quinze heures passées, et Pierre n'est
toujours pas là. Je m'assieds sur le siège d'en face, dans l'osier
creusé. Que me dirait Pierre? Tu devrais venir avec moi, la prochaine
fois.
Je baisse les yeux. J'ai épuisé ma réserve de rêves. Je passe une main
sur mon menton, ma joue. Un peu râpeuse. Une peau qui a passé un demi
siècle sans vivre. C'est comme du parchemin vierge.
La porte du bar s'ouvre, je me retourne et regarde le nouvel arrivant.
C'est une femme. Si j'avais été Pierre, peut-être aurais-je osé
l'aborder. Mais je ne suis que moi, un imposteur dans une chaise. Je
reporte mon attention sur la bouteille de Perrier. Cette rondeur,
l'aurais-je appréciée si ça avait été le sein de cette femme ?
J'attends.
Encore.
Saïd m'appelle un taxi quand il est 19h. Je vois le véhicule s'arrêter.
Je rêve de voir Pierre en sortir, me tendre la main, me dire « allez,
viens, Sylvain, je t'emmène avec moi. »
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