La grande évasion | 2014

Paris, 2021

« Venez vivre votre rêve après votre mort
Satisfait ou remboursé. »

Des lettres d’or mouvantes sur l’écran tactile promettaient la grande aventure de toute une vie, ou plutôt de toute une mort. On ne pouvait pas convaincre tout le monde mais devant la morosité et l’ennui du réel, de la vraie vie, faite de petits boulots mal payés dans des boxes de trois mètres carrés, l’envie de se dire « tiens, pourquoi pas ! » avait eu tôt fait d’engendrer une vague de suicide sans précédent. Se bousculant à la porte de La Grande Evasion, des futurs aventuriers de l’au-delà s’impatientaient. Certains commençaient à parler pour rendre l’attente moins longue.
« On va enfin s’amuser un peu !
- Ha oui, j’ai hâte ! Vingt-cinq ans que je fais le trottoir, et j’ai jamais croisé Richard Gere. Bon, OK, c’est pas comme si on me l’avait promis ! Mais ça n’empêche pas de rêver !
- Ah qui le dites-vous, ça fait trente-huit ans que je suis manutentionnaire dans une grande surface. Empiler des boites de conserve et les compter, je pensais que ça paierait mes études, tout ça. Ca a seulement payé mon loyer sans me laisser le temps de faire autre chose, alors, hein, cette fois, je saisis l’occasion ! »

Du haut de leur pré-retraite approchante, Gilbert et Léonie se disaient que l’après vie était plus prometteur que l’après emploi. Gilbert avait été un adolescent grand et dégingandé et les années passées à entasser des boites de haricots verts avaient aussi entassé ses vertèbres. Un peu voûté, ses épaules portaient autant le poids des actes manqués que celui de sa tête. Léonie était petite, assez replète, avait ce genre refait à la poudre qui ne lui donnait pas un air très naturel. Ses longues mèches auburn avaient un peu tourné au vinaigre avec l’aide des produits chimiques censés sauvegarder un peu de jeunesse.
Derrière eux, il y avait toute une file de futurs clients, dont un jeune homme qui semblait avoir passé son Bac le mois dernier. Il avait un air enjoué, curieux, ravi, un grand sourire qui illuminait son visage et toute la rue. Les autres avaient l’espoir ténu de mettre fin à des jours pourris pour avoir des jours un peu plus frais. Lui avait l’excitation de sa jeunesse.

- Alors, vous voulez faire quoi, quand vous serez morts ? demanda-t-il aux quinquas devant lui.
- J’espère bien avoir Matt Damon, avoua Gilbert. Franchement, qui ne voudrait pas être Matt Damon ?
- Ha moi, je voudrais être Madame de Pompadour. Quitte à faire la cour, autant que ce soit classe ! Et toi ? Tu me sembles bien jeune pour venir ici.
- Oh vous savez, m’dame, moi, j’expérimente ! Je vois pas trop ce que je vais faire dans cette vie alors je vais peut-être trouver ce que je cherche de l’autre côté ! Entre nous, cette histoire d’études, de travail, de maison, avec un chien, tout ça… c’est surfait, hein. Franchement.
- Oh mais tu es tellement jeune ! Tu as toute la vie devant toi !
- Toute la vie pour regretter de ne pas avoir fait le bon choix maintenant ? Hahahaha. Nan, moi je veux être je sais pas moi… Humphrey Bogart, quoi, voyez, incarner Marlowe et Spade…
Léonie le regarda avec un sourire triste. Et un employé appela le numéro suivant. « 17.658.156 ! Gichet C ! »
- Haaa c’est bientôt mon tour, dit Gilbert. J’ai le numéro 17.658.965 !
L’adolescent regarda son ticket. « Vous avez une attente d’environ 3 semaines, 4 jours et 7 heures. Merci de patienter. »
- Je m’appelle Gaspard, au fait. Comme Gaspard Ulliel, savez, Hannibal Lecter. Sauf que bon, rien à voir.
Léonie et Gilbert lui serrèrent la main.
- Et vous pensez qu’on pourra être amis, après ça ? Qu’on se retrouvera dans l’autre vie et tout ?
- Tiens, je n’y avais pas pensé, fit Gilbert.
- Peut-être que je demande Ben Affleck et que vous avez Matt Damon, on sera amis.
- Ben qui ?
Leonie tapota gentiment sur le bras de Gilbert.
- Ben Affleck, vous savez, celui qui joue dans Les Affranchis !
Il y eut un blanc. Gaspard secoua la tête et commença à rigoler…


Et au bout de trois semaines, quatre jours et sept heures, il fut appelé au guichet P. Une petite secrétaire du genre souris grise l’accueillit. Elle avait des valises sous les yeux, assez pour faire le tour du monde ou partir dans l’aventure post-mortem.
- Alors, c’est pour quoi ? demanda-t-elle machinalement.
- Alors. Alors moi, je voudrais être Humphrey Bogart. Ou Ben Affleck.
Devant la voix juvénile qui venait de lui donner deux noms presque contradictoires, elle leva les yeux de son ordinateur et s’aperçut que c’était un gosse. Elle ne dit rien et pianota sur son clavier.
- Aloooors… pour Humphrey Bogart, il y a une liste d’attente, vous êtes 2795 à l’avoir demandé. Pour Ben Affleck… Ben Affleck… c’est quoi déjà ?
Leonie, qui était actuellement au guichet M, se permit d’intervenir.
- Mais vous savez, il joue dans les Affranchis !
Gaspard rit de nouveau.
- L’écoutez pas, elle veut sa version baroque de Pretty Woman. Il joue dans Will Hunting avec Matt Damon. Et comme le… mince c’est quoi son nom ? Le mec là… au guichet C, voyez… ben voilà il veut Matt Damon.
- Je vois je vois.
La secrétaire en avait surtout rien à cirer.
- Je vois que pour Ben Affleck, il y a de l’attente aussi. Mais si vous souscrivez maintenant, vous pourrez peut-être l’avoir dans une cinquantaine d’années.
Gaspard en resta bouche bée.
- Mais… je veux l’aventure maintenant, moi, pas dans cinquante ans !
- C’est la vie… si vous voulez…
Elle lança une recherche et le temps que l’ordinateur affiche les résultats, elle alla se chercher un café, tasse modèle XXXL, avec une quinzaine de morceaux de sucre. Gaspard soupira. L’ordinateur bipa à la fin de la recherche. La secrétaire revint en touillant sa grande tasse.
- Ha, voilà, alors, pour un temps d’attente de moins d’un mois, j’ai Justin Bieber et Robert Dutilleul.
- Ha oui… pas grand choix… et en élargissant sur deux mois ?
- Hum… Robespierre.
- Et trois mois ?
- Pinochet.
- Ha mais c’est nul votre truc ! Je veux un truc cool ! Et puis d’abord… c’est qui Robert Dutilleul ?
Elle cliqua sur le nom pour avoir la fiche descriptive complète, et l’afficha sur l’écran en face de Gaspard. C’était un homme d’une centaine d’années, qui avait vécu tranquillement, sans rien faire, toute sa vie, dans un coin paumé de l’Ardèche. Il était actuellement en soins instensifs dans un petit hôpital de campagne. Gaspard regarda la sécrétaire.
- Vous êtes sérieux, là ? C’est ça votre aventure ?
- Il y a quand même une demande pour Robert Dutilleul, vous savez.
- Et pour Justin Bieber ?
- Trois. Vous savez, depuis qu’il a dépassé les 25 ans, il est devenu très has-been, et même les ex-fans ne veulent pas d’une autre vie comme la sienne.
- Ha ouais… enfin… il fait quoi maintenant ?
- Il essaie de revenir sur le devant de la scène, ce qui n’est pas évident depuis sa fracture de la hanche et sa voix éraillée.
Il y eut un grand silence. Gaspard posa un coude sur le bureau et soutint sa tête du revers de sa main.
- C’est fâcheux quand même. Ca doit pas être drôle. Vous avez pas… je sais pas… Harrison Ford ? Ou… un mec qui voyage beaucoup. Oui, voilà. Un mec qui voyage à fond !
- Pour ça j’ai… hum… ha oui, Juliette Michaud. Trente-deux ans, Parisienne d’origine, auto-stoppeuse dans l’âme, a fait le tour du Val D’Oise en scooter.


Finalement, Gaspard quitta La Grande Evasion en trainant les pieds, déçu. Il soupira en poussant la porte de sortie. Il retrouva Léonie et Gilbert.
- Alors ? Leur demanda-t-il.
- Un grand coup de chance, répondit Gilbert en souriant. Si je meurs dans deux ans précisément, j’aurai William Wallace. Tu sais, Mel Gibson ! On m’a dit que c’était un bon rôle, ça, alors j’ai accepté !
- Vous voulez dire que vous avez eu Mel Gibson ou William Wallace ? Parce que visiblement, sous savez pas comment il est mort…
Leonie entra dans la conversation.
- Oh, je crois que je l’ai vu, ce film ! C’est pas l’histoire d’un Normand ?
- Non, pas tellement, mais vous, vous avez eu quoi ? demanda Gaspard.
- Hé bien moi, j’ai eu la Reine Margot ! Vous savez, Marlène Jobert ! Mais et toi, alors ?
- J’avais le choix entre Justin Bieber et un vieux dans le coma.
- Oh, je suis désolé pour toi, dit Gilbert, d’un ton compatissant. Le choix a dû être très difficile…
- Finalement, j’ai choisi d’attendre dix ans pour peut-être obtenir Zac Efron.
- Oh, c’est moche, mon petit, je suis vraiment désolée. Vraiment vraiment. Mais ça aurait pu être pire, je suppose.
Et Leonie prit Gaspard dans ses bras et lui fit un câlin en le serrant bien fort. Il eut l’impression d’avoir la tête coincée entre les barreaux d’une chaise…

***
Quelques dizaines de mois plus tard…

Il se réveilla à côté d’une fille entièrement nue, qui bougeait sous les draps. Il s’étira.
- Putain, j’ai fait un de ces cauchemars… J’ai rêvé que devenais Zac Efron.
- Zac ?
- Ouais tu sais, le mec qui jouait dans…
- Te fous pas de moi, Zac, t’es pas drôle !
- Mais… Je m’appelle Gaspard !
Elle s’enroula dans le drap en boudant. Elle ajouta, avec un air de reproche :
- Tu sais très bien que depuis que j’ai eu Harry Styles, je suis sous anti-dépresseurs !

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire