Les Post-it quantiques | 2015

17/02/2037

Je devrais avoir soixante-sept ans, mais j’en ai trente-quatre. Disons les choses autrement, je devrais être en train de servir des bières au Kennedy’s, au lieu d’être dans un laboratoire à moitié démoli. Ce n’est pas l’entrainante musique de Braebach qui donne le ton mais les coups de mortiers au dehors. On entend les missiles voler au-dessus de nos têtes.
Et soudainement, je pense à Terminator. Dans ma main, je serre un post-it, jaune vif, qui me donne la date. C’est l’anniversaire de ma sœur. A cette date, elle a soixante-deux ans. Je regarde le plafond. Tout semble s’effriter. Et je suis seule.

28/03/2015

Il pleut. Glasgow est souvent humide, j’y suis habituée. J’entends les gouttes tomber contre les vitres de la bibliothèque. Je regarde dehors. Du onzième étage, on peut voir le bâtiment principal de l’université, construite au quinzième siècle. Au début, je prenais ça en photo. A présent, ça fait partie de ma vie, de mon paysage et je n’y prête plus tellement attention. J’attends que la pluie se calme un peu, en vain. Je sais très bien que de toute manière, ça durera toute la nuit. Alors j’appuie sur le bouton d’appel de l’ascenseur. J’ai un bus à prendre, j’ai un shift ce soir. Je vais encore fermer le bar en regardant les poivrots du coin se maintenir aux lampadaires sur leur chemin.
Les portes s’ouvrent. Je rentre dans la cabine et appuie sur 2, pour la sortie. La bibliothèque universitaire a la particularité d’avoir le rez-de-chaussée au deuxième étage. Je me tourne un peu vers le mur d’en face pendant que les portes se ferment. Et je le voie. Ce post-it, collé à la porte. Je trouve étrange qu’il ne soit pas tombé pendant l’ouverture. Je regarde ce qu’il y a d’écrit. Je prends le post-it.


12/12/1986

Il fut un temps où on pouvait ramasser la neige par grandes pelletées. Il fut un temps où on ne savait pas vraiment ce qu’étaient la politique et la religion. L’économie revenait à savoir réunir trois francs pour acheter des bonbons à la boulangerie en bas du quartier. Il fut un temps où la vie était si simple, et pourtant incroyablement compliquée. Pourquoi les gens faisaient-ils ce qu’ils faisaient. Pourquoi on me demandait d’aller voler une babiole sur le marché du samedi matin ?
Il est étrange pour moi de fouler ces rues et de revoir ces visages qui ont presque trente ans de moins. Je me vois, six ans à peine, en train de faire rouler la neige avec Olivier, mon meilleur ami. Mon meilleur ami en 1986. Il avait un Amstrad sur lequel on pouvait jouer aux jeux vidéos. Chez moi, il y avait une Hanimex sur laquelle on pouvait jouer à Pong et autre jeux de sports minimalistes.
Je ne sais pas tellement comment me sortir de ce temps. Tout ce que je vois, c’est ce quartier, qui a mal vieilli depuis, un peu ghetto sans l’être, parce que proche de tout, mais un peu plus communautaire qu’avant. En fait, j’ai grandi dans un endroit moche. J’avais de bons souvenirs de mon enfance, mais revoir cette enfance avec mes yeux d’adultes me font dire qu’heureusement qu’on a déménagé à la campagne moins de deux ans plus tard !
Et je perds le fil… Il faut que je trouve l’indice. Je ne peux pas rester ici.


28/03/2015

J’ai oublié de téléphoner à mon père. Il a 69 ans aujourd’hui.


31/07/2025

J’inspecte les lieux. J’observe mon appartement. J’ouvre la fenêtre et remarque qu’il s’agit en fait d’une maison. Il y a des champs partout autour de chez moi ainsi que des collines, des vaches et des moutons. Je n’ai pas l’air d’habiter dans une ferme. Je regarde les meubles, les livres… je visite les autres pièces. Trois brosses à dents. Je regarde les photos. Un homme, peut-être mon compagnon ou mon mari, je n’ai aucune idée de son identité, et un adolescent, probablement le fils de ce dernier, parce que jusqu’à preuve du contraire, en 2015, je n’ai toujours pas eu de gosses et je ne prévoie pas d’en avoir. Je cherche quelques infos dans la chambre du jeune homme. Gregor, quinze ans. Définitivement pas mon fils. Je vais dans ma chambre, et je trouve quelques dossiers. C’est un adolescent qu’on a adopté après l’avoir recueilli. J’aime cette idée.
Dans dix ans, je vis à la campagne avec un homme un fils adoptif. Je m’affale dans le canapé, dans le salon, et regarde la PlayStation 8 avec les lunettes 3D. On n’arrête pas le progrès. Mais si seulement je pouvais savoir ce que je fiche ici ! Mon moi du futur devrait être dans les parages aussi. Aucune pile de courrier qui attend, aucun message sur le répondeur.
La porte s’ouvre, et j’entends quelqu’un poser les clefs dans le vide-poche de l’entrée. Je vais me cacher dans le bureau. Je vois une pile de post-it. Je prends un stylo et écris. 28/03/2015. Je sors discrètement par la fenêtre. Et je vois mon double, dix ans dans la vue, entrer dans le bureau. Elle regarde par la fenêtre ouverte, dans ma direction. Je ne sais pas si elle me voit, je suis cachée dans les buissons. Elle regarde le post-it, le prend… et disparait.
Je dois trouver le mien.
Les dossiers que j’ai pu voir m’ont appris que je travaillais au laboratoire de sciences physiques de Glasgow mais que j’habitais à une heure au nord, entre Stirling et Dumbarton. J’avais donc fini une thèse quelque part entre deux shifts…


16/06/1995

Il y a un post-it dans la chambre que je partage avec ma sœur. Je me souviens, à cette époque, j’étais en troisième et je comptais aller à l’ENCPB à la rentrée. Mais le papier que je vois sur le bureau me dit que finalement, j’irai au lycée de ma ville. Ce qui voudrait dire que je resterais avec mes amis, que je ne redoublerais peut-être pas ma seconde, que je n’étudierais peut-être pas la médecine ou l’histoire, que je ne rencontrerais jamais certaines personnes.
Je regarde le post-it. 25/11/1995. C’est un jeu de piste, il me semble. Je m’en empare… et j’arrive six mois plus tard.


25/11/1995

Je fête mes quinze ans avec mes amis dans la crêperie du coin de la rue. Je nous voie par la vitrine depuis l’autre côté de la rue. Seulement, je n’ai jamais célébré mes quinze ans ici. Je me souviens avoir songé au suicide à cet âge. Mais je ne suis pas allée dans l’école nationale, non, je suis allée au lycée de ma ville, ça a tout changé.
Je laisse ma jeunesse s’amuser avec ses amis, et je marche dans les rues de ma petite ville de banlieue parisienne. Je n’ai jamais aimé cette ville, en fait. Ce n’était pas mal, mais pas fantastique non plus. Les meilleurs instants étaient ceux passés en forêt avec ma « bande ». On avait refait le monde avant d’avoir eu mieux à faire avec l’adolescence.
Ce que je ne comprends pas, à présent, c’est pourquoi je voyage et comment. Il doit bien y avoir une finalité. Je rentre « chez moi ». Seulement, ce n’est pas vraiment chez moi. Apparemment, on ne vit plus ici. Ce bâtiment de petite cité n’avait plus mon nom à l’interphone. Mais je vois un post-it, sur la rampe d’escalier à l’intérieur, il faut seulement que je rentre. Je tente ma chance avec « j’ai oublié ma clé », et au troisième bouton, ça marche. Je prends le post-it.


10/07/1998
La coupe du monde de football doublée aux résultats du bac m’ont visiblement rendue euphorique. Je suis en train de cuver sur le canapé avec des amis. Et du haut de mes trente-quatre ans, je vois ça d’un œil amusé. Je cherche un peu partout dans la maison le post-it qui me permettra, je l’espère, de rentrer chez moi, servir des bières et appeler mon père entre deux pintes.
Tout ce que je trouve, c’est des papiers d’inscription de l’université Paris 6 pour un Deug de physique. Le truc que j’aurais dû faire au lieu de me perdre en médecine, mais passons. C’est là le début, peut-être. J’ai choisi la fac de physique, je n’ai pas redoublé ma seconde, et je serai physicienne, et j’habiterai pas très loin de Glasgow. Ca me semblait être un bon choix, ça. Pourtant… Pourtant, il y a eu dans mon parcours, le vrai, celui que j’ai vraiment suivi, des personnes importantes, des amis, des amours, que je ne peux pas rayer à coup de vœux RAVEL modifiés. Mais je laisse cette réalité de côté. C’est une autre version. Une version où, pour une raison que j’ignore, je n’ai pas choisi d’aller à l’ENCPB. Quelque part, je me dis tant mieux, parce que c’étaient vraiment deux années de merde et de déprime.
Pourquoi n’ai-je pas fait ce choix là ?
Et puis je me demande… pourquoi ce choix-là ne serait-il pas le vrai choix ? Et ma version une version alternative ? Cette pensée est vertigineuse.
Je regarde dans la cuisine, à présent. Il y a une liste de courses et un post-it.


15/04/2021

Je suis dans un pub. Je ne sais plus dans quel ordre je vis. C’est un pub d’Edimbourg, j’y suis souvent allée avec des potes… mais là, tout le monde a l’air sinistre. Je lève les yeux vers un écran de télévision. L’Egypte vient d’être rayée de la carte. Je n’ai rien bu, mais je sens mon estomac se retourner. Je vois les sous-titres. Après la Syrie et la Lybie, l’Egypte connaît un sort funeste. Les troupes chinoises et américaines se sont alliées pour ce qui ressemble à une troisième guerre mondiale comme dans les films.
Dans quel monde on vit ?
Sur le miroir des toilettes, je vois mon post-it. Mais j’hésite à le prendre. C’est le 24 décembre 2036. Et je sais que la situation ne s’est pas améliorée. La main tremblante, je sais le carré de papier jaune…


24/12/2036

Je reconnais Trafalgar Square. Il y a de la neige, des décorations de Noël, de la musique, les boutiques ouvertes. Je ne comprends pas. Comment on peut passer de ça à la guerre en février ? Je vais chercher quelques journaux et un cyber-café. Les événements de 2021 ont donné lieu à une guerre de trois ans qui a vu les forces américaines se réduire de moitié, la Chine ayant quitté le navire pour tirer profit de la situation. Le Moyen Orient, instable depuis des décennies, et ravagée depuis que la coalition de la ligue arabe et de l’occident a chassé l’Etat Islamique à coups de bombes, entrainant des dissensions encore plus fortes, des alliances fragiles et des crises économiques à répétition. Tout est brouillé dans mon esprit.
Mais je n’ai pas le temps d’y penser plus encore qu’une explosion retentit. Le sol tremble, les murs semblent se retenir de justesse, le plafond s’effrite. Poussières, cris et confusion. Des gens courent, rentrent dans le café pour se réfugier. Je me dis que c’est peut-être un pays du Moyen Orient qui se venge…
Mais la radio, une heure plus tard, débite un flot de paroles tout droit sorties d’un roman… la Corée du Nord a lancé une attaque surprise en Grande Bretagne. Je me risque à jeter un œil au dehors. Ca crie, ça pleure, ça court, ça s’effondre…
La radio nous livre des informations au compte-goutte ainsi que des directives. Et à peine trois heures après la revendication de l’attaque par la Corée, cette dernière subit l’attaque punitive de la Chine. Je ne comprends plus rien. Qui est l’allié de qui dans l’histoire ? Et on se bat pour quoi ? Je veux mon post-it ! Et je le vois, là, sur le comptoir ! Une main vient de le poser ! Je cours. Cette main ne se balade pas toute seule…
Mais je ne vois personne qui aurait pu écrire cette date. Je demande aux gens autour de moi. On me rétorque qu’ils ont de mieux à faire que de jouer aux devinettes. Londres ressemble à l’Iraq. Je prends le post-it. Quels choix ont-ils mené à ça ?


17/02/2037

Glasgow est sous les bombes, tout comme les grandes villes européennes, mais pas seulement. Je regarde le journal posé sur un des bureaux du labo. Les alliances se font et se défont au gré du vent, à présent, le monde est entré dans le chacun pour soi. Ce n’est plus une histoire d’économie, de religion, mais seulement de ne pas se faire bouffer par les autres, d’attaquer le premier, ou de contre-attaquer à temps. Les sirènes grondent au dehors.
Je serre le post-it dans ma main. Je dois réfléchir. Pour moi ? Pourquoi est-ce que c’est moi qui retourne dans le passé ? Est-ce que mon choix a provoqué la fin du monde ? Je ne pense pas. Je me terre sous un bureau et j’attends que le temps passe. Et je les vois. Deux bottes. Une paire. Noire. Je lève les yeux. Cette personne est dans une combinaison… spatiale ? Elle laisse tomber un post-it devant moi.


28/03/2015

Enfin ! MA date de départ ! Je peux quitter ce cauchemar. Mais quand j’arrive dans mon quartier, je remarque que le Kennedy’s s’appelle le Logan’s. Je regarde le Metro du jour, qui jonche le trottoir mouillé. Ca dit qu’Alex Salmond est le premier ministre britannique. Après toutes ces aventures, ça me donne le fou-rire. En quoi suis-je lié à ce choix ?
Je me redresse un peu et je revois cette personne mystérieuse dans sa combinaison. Elle me laisse un post-it. Il n’y a aucune date dessus. Nous nous regardons, puis j’ouvre la porte du bar. Le Logan’s est rempli de moi-même. Des jeunes, des moins jeunes, mais que des moi-même.
Je fais comme tout le monde, je prends un style et j’écris une date sur le post-it. Nous nous échangeons les post-it et tout le monde disparaît, moi y compris.


12/12/1986

Je me vois dans mon ancien quartier à rouler la neige avec Olivier. Et je vois la voiture qui recule. Je dois laisser faire.
Je dois laisser faire.
Je comprends à présent. Tous ces bonds dans le temps. A chaque choix, une autre réalité se forme. A chaque réalité, une autre moi-même, un autre avenir, jusqu’à l’infini. C’est une théorie physique, on en parle avec la gravité quantique à boucles et toutes ces choses que je ne comprends pas très bien, alors que les autres moi-même sont à priori physiciennes.
Les autres moi-même…
Je rien changer au passé, ne pas sauver Olivier, étudier la médecine inutilement, se ramasser, abandonner, changer de route, quitter les sciences, servir des bières en Ecosse. Ne pas provoquer la fin du monde.


28/03/2015

Je sers des bières et je téléphone à mon père entre deux pintes. Je lui souhaite un bon anniversaire. Et après le shift, je prendrai un verre avec mes collègues.
Je bois mon verre et je me dis que de toute manière, dans quinze ans, le monde se fera la guerre quand même, puisqu’on est incapables de vivre ensemble.


17/02/2037

Il fait chaud ici. Je sais bien que le Pôle Nord a toujours été un peu froid, mais depuis le temps qu’il fond, il a tourné au rouge. J’ai soixante-sept ans, et j’ai vu les pays disparaître les uns après les autres. Chacun pour sa pomme. Je déteste avoir raison.

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