1- Bascule
Je la regarde dormir paisiblement, je me demande comment elle fait. Moi, il y a longtemps que je ne dors plus. Nous avons partagé nos nuits pendant quinze ans, et à présent, je ne partage plus que quelques heures avec elle. Des débuts, des fins. Des transitions. Je vois bien, dans ses yeux, qu’elle se doute de quelque chose. Un jour, je l’ai entendue parler à sa meilleure amie, elle se demande si je lui suis toujours fidèle. Mais elle ne comprendrait pas. Mes nuits sont peuplées de monstres et de cauchemars.
2- Sclérose
La police frappe à toutes les portes régulièrement. On nous donne des prospectus tous les matins. La semaine dernière, les habitants du quartier se sont acheté des nouvelles voitures à crédit sur quinze ans. Ils s’estiment heureux, le crédit a baissé de cinq ans ces derniers temps. C’est l’occasion à ne pas rater, comme ils disent. Moi, j’ai regardé le prospectus, et j’ai regardé ma femme, elle m’a souri, elle me connaît bien. Nous n’avons pas acheté la voiture. Nous sommes satisfaits de notre Fiat Uno acquise il y a sept ans après avoir déposé notre Nissan Micra à la casse contre un bon de réduction. Nous n’avons pas pris la Ford KA. Alors notre adresse est passée dans la liste anthracite. Il nous faudra acheter un nouvel ordinateur, même si le nôtre fonctionne parfaitement, pour ne pas passer dans la liste noire.
3- Scoliose
C’est le problème des gens honnêtes qui ne veulent pas de problèmes. A force de courber l’échine, de faire le dos rond, on se tasse et on ne voit plus tellement l’horizon au-delà des palissades. Moi, je veux garder le dos droit. Nous avons cédé, d’accord, sur le jardinet et le congélateur, ainsi que sur la télévision. Mais plus on avance, plus on a envie de pouvoir marcher lors de nos vieux jours. Je n’ai jamais connu un seul jour de chômage, je n’ai jamais touché les allocations. Nous n’avons pas d’enfants, et ça nous a valu d’entrer dans la liste acier. Je suis biologiste, et j’ai été rétrogradé. Avant, j’étais dans un laboratoire du gouvernement, maintenant, je suis dans un petit laboratoire privé. Ce qui arrive quand on quitte la liste blanche.
4- Eléphants
Je passe mes nuits à travailler sur mes inventions. Le jour, je teste des vaccins sur des cobayes triés sur le volet – dans la liste noire. Et la nuit, j’essaie de courir après mes rêves. J’ai essayé plusieurs sérums, sans résultat. On ne renverse pas le monde du jour au lendemain, surtout quand on est isolé. Des voisins ont été expulsés de leur appartement, dénoncés par d’autres voisins. Leur seul tort avait été de refuser de cultiver les pommes de terre labellisées par l’Etat. Nous essayons de ne pas trop nous faire écraser par le mastodonte gouvernemental, et ça nous empêche généralement de regarder le ciel. Mais moi, je ne vois que ça. Le ciel immense, sans grillage ni barreaux. Un gris perle éclatant.
5- Choix
Mon dernier sérum a eu les effets escomptés. Mes souris ont répondu positivement aux stimuli. Un pas en avant. Mais je n’ai pas tout mon temps. Alors je m’injecte une dose que j’espère suffisante pour un être humain. Je reste une heure de plus au laboratoire à surveiller mes constantes, mais rien ne se passe. Mes souris dorment. Je rentre chez moi, déçu. Je fais l’amour à ma femme, qui espère avoir un enfant avant d’avoir quarante ans. Et pendant que je vais et viens, je me sens étrangement chaud, étrangement à l’étroit dans mon corps, mon dos me fait mal, j’ai la sensation que ma peau va se fissurer, se craquer. Je fais l’impasse sur le câlin post-coïtal pour aller courir dans les rues de mon quartier.
6- Amnésie
Je me réveille dans la rue, à moitié nu. Il fait encore nuit, et ce sont les sirènes des voitures de polices qui m’ont tiré du sommeil. Je suis mouillé, j’ai dormi dans l’herbe et il a plu. Mais je remarque que mes mains sont sombres. Gris de Payne, la couleur du sang. Je m’essuie sur mon pantalon et je rentre rapidement chez moi. Je prends une douche. Je vomis tripes et boyaux. Je ressens comme des épines dans mes veines. Je retrouve mon lit quand ma femme se réveille. Elle me demande où j’étais. Je lui dis que je ne me sentais pas très bien. Elle me dit que j’étais pourtant ardent la veille.
7- Purge
Je me sens mieux après avoir dormi. La journée, je retourne au travail et j’oublie de déjeuner. Le soir, je retrouve ma femme, et je lui fais l’amour. Et la journée se passe ainsi. Et régulièrement, je me sens grandir de l’intérieur si bien que j’en ai mal partout. Et le matin, je me réveille, trempé, sans savoir ce que j’ai fait. Et pendant que je dors, mes rêves m’explosent. Je finis par hurler, autour de midi. Ma femme est au travail, elle ne me voit pas haleter, la bave aux lèvres, mes mains resserrées autour de mon oreiller. Je vois des yeux noirs brillants dans mon cerveau, je sens une respiration en attente. Je vois mes mains, griffues, déchiquetant le corps d’un homme et j’ai encore le goût de sa chair sur ma langue. Mon dos se déchire et laisse sortir la bête.
8- Mariage
Finalement, nous finissons par entendre parler de meurtres sauvages dans la communauté. Les patrouilles de policiers sont de plus en plus nombreuses. Je me demande comment je vais pouvoir continuer mon œuvre. Les média n’en disent rien, mais je sais qu’une partie du ministère n’existe plus. Je l’ai mangée. Je suis souvent absent le soir. Et ma fougue retrouvée donne des doutes à ma femme. Quand elle s’endort, je quitte la maison discrètement, j’ai encore du travail. Et puis un jour, elle me confronte. Elle m’avoue ses peurs, m’accuse. Elle dit que je la baise pour me sentir moins coupable. Je lui dis alors que ce soir, je lui dirai la vérité. Nous sommes mariés pour le meilleur et pour le pire. Et le pire est venu.
9- Chaînes
Comme je le prévoyais, elle ne comprend pas. Elle réalise que je suis l’auteur des meurtres dont tout le monde parle. Elle me frappe, me repousse. Je tente de garder mon calme, mais la bête prend finalement le dessus. Je hurle. Je l’ai fait pour elle, pour nous, pour la liberté, pour cesser de voir tout ce gris partout, pour quitter cette terre, traverser les frontières. Mon apparence et ma voix lui font peur, mes mains se resserrent autour de son cou.
10- Bonheur
Je vole, loin, haut, ivre de sang et de souffrance. C’est à ça que ressemble ma liberté.
Je la regarde dormir paisiblement, je me demande comment elle fait. Moi, il y a longtemps que je ne dors plus. Nous avons partagé nos nuits pendant quinze ans, et à présent, je ne partage plus que quelques heures avec elle. Des débuts, des fins. Des transitions. Je vois bien, dans ses yeux, qu’elle se doute de quelque chose. Un jour, je l’ai entendue parler à sa meilleure amie, elle se demande si je lui suis toujours fidèle. Mais elle ne comprendrait pas. Mes nuits sont peuplées de monstres et de cauchemars.
2- Sclérose
La police frappe à toutes les portes régulièrement. On nous donne des prospectus tous les matins. La semaine dernière, les habitants du quartier se sont acheté des nouvelles voitures à crédit sur quinze ans. Ils s’estiment heureux, le crédit a baissé de cinq ans ces derniers temps. C’est l’occasion à ne pas rater, comme ils disent. Moi, j’ai regardé le prospectus, et j’ai regardé ma femme, elle m’a souri, elle me connaît bien. Nous n’avons pas acheté la voiture. Nous sommes satisfaits de notre Fiat Uno acquise il y a sept ans après avoir déposé notre Nissan Micra à la casse contre un bon de réduction. Nous n’avons pas pris la Ford KA. Alors notre adresse est passée dans la liste anthracite. Il nous faudra acheter un nouvel ordinateur, même si le nôtre fonctionne parfaitement, pour ne pas passer dans la liste noire.
3- Scoliose
C’est le problème des gens honnêtes qui ne veulent pas de problèmes. A force de courber l’échine, de faire le dos rond, on se tasse et on ne voit plus tellement l’horizon au-delà des palissades. Moi, je veux garder le dos droit. Nous avons cédé, d’accord, sur le jardinet et le congélateur, ainsi que sur la télévision. Mais plus on avance, plus on a envie de pouvoir marcher lors de nos vieux jours. Je n’ai jamais connu un seul jour de chômage, je n’ai jamais touché les allocations. Nous n’avons pas d’enfants, et ça nous a valu d’entrer dans la liste acier. Je suis biologiste, et j’ai été rétrogradé. Avant, j’étais dans un laboratoire du gouvernement, maintenant, je suis dans un petit laboratoire privé. Ce qui arrive quand on quitte la liste blanche.
4- Eléphants
Je passe mes nuits à travailler sur mes inventions. Le jour, je teste des vaccins sur des cobayes triés sur le volet – dans la liste noire. Et la nuit, j’essaie de courir après mes rêves. J’ai essayé plusieurs sérums, sans résultat. On ne renverse pas le monde du jour au lendemain, surtout quand on est isolé. Des voisins ont été expulsés de leur appartement, dénoncés par d’autres voisins. Leur seul tort avait été de refuser de cultiver les pommes de terre labellisées par l’Etat. Nous essayons de ne pas trop nous faire écraser par le mastodonte gouvernemental, et ça nous empêche généralement de regarder le ciel. Mais moi, je ne vois que ça. Le ciel immense, sans grillage ni barreaux. Un gris perle éclatant.
5- Choix
Mon dernier sérum a eu les effets escomptés. Mes souris ont répondu positivement aux stimuli. Un pas en avant. Mais je n’ai pas tout mon temps. Alors je m’injecte une dose que j’espère suffisante pour un être humain. Je reste une heure de plus au laboratoire à surveiller mes constantes, mais rien ne se passe. Mes souris dorment. Je rentre chez moi, déçu. Je fais l’amour à ma femme, qui espère avoir un enfant avant d’avoir quarante ans. Et pendant que je vais et viens, je me sens étrangement chaud, étrangement à l’étroit dans mon corps, mon dos me fait mal, j’ai la sensation que ma peau va se fissurer, se craquer. Je fais l’impasse sur le câlin post-coïtal pour aller courir dans les rues de mon quartier.
6- Amnésie
Je me réveille dans la rue, à moitié nu. Il fait encore nuit, et ce sont les sirènes des voitures de polices qui m’ont tiré du sommeil. Je suis mouillé, j’ai dormi dans l’herbe et il a plu. Mais je remarque que mes mains sont sombres. Gris de Payne, la couleur du sang. Je m’essuie sur mon pantalon et je rentre rapidement chez moi. Je prends une douche. Je vomis tripes et boyaux. Je ressens comme des épines dans mes veines. Je retrouve mon lit quand ma femme se réveille. Elle me demande où j’étais. Je lui dis que je ne me sentais pas très bien. Elle me dit que j’étais pourtant ardent la veille.
7- Purge
Je me sens mieux après avoir dormi. La journée, je retourne au travail et j’oublie de déjeuner. Le soir, je retrouve ma femme, et je lui fais l’amour. Et la journée se passe ainsi. Et régulièrement, je me sens grandir de l’intérieur si bien que j’en ai mal partout. Et le matin, je me réveille, trempé, sans savoir ce que j’ai fait. Et pendant que je dors, mes rêves m’explosent. Je finis par hurler, autour de midi. Ma femme est au travail, elle ne me voit pas haleter, la bave aux lèvres, mes mains resserrées autour de mon oreiller. Je vois des yeux noirs brillants dans mon cerveau, je sens une respiration en attente. Je vois mes mains, griffues, déchiquetant le corps d’un homme et j’ai encore le goût de sa chair sur ma langue. Mon dos se déchire et laisse sortir la bête.
8- Mariage
Finalement, nous finissons par entendre parler de meurtres sauvages dans la communauté. Les patrouilles de policiers sont de plus en plus nombreuses. Je me demande comment je vais pouvoir continuer mon œuvre. Les média n’en disent rien, mais je sais qu’une partie du ministère n’existe plus. Je l’ai mangée. Je suis souvent absent le soir. Et ma fougue retrouvée donne des doutes à ma femme. Quand elle s’endort, je quitte la maison discrètement, j’ai encore du travail. Et puis un jour, elle me confronte. Elle m’avoue ses peurs, m’accuse. Elle dit que je la baise pour me sentir moins coupable. Je lui dis alors que ce soir, je lui dirai la vérité. Nous sommes mariés pour le meilleur et pour le pire. Et le pire est venu.
9- Chaînes
Comme je le prévoyais, elle ne comprend pas. Elle réalise que je suis l’auteur des meurtres dont tout le monde parle. Elle me frappe, me repousse. Je tente de garder mon calme, mais la bête prend finalement le dessus. Je hurle. Je l’ai fait pour elle, pour nous, pour la liberté, pour cesser de voir tout ce gris partout, pour quitter cette terre, traverser les frontières. Mon apparence et ma voix lui font peur, mes mains se resserrent autour de son cou.
10- Bonheur
Je vole, loin, haut, ivre de sang et de souffrance. C’est à ça que ressemble ma liberté.
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