Le talent n'attend pas le nombre des années, et
Jeeb le sait très bien. Et alors qu'il prend le chemin de l'Université,
accompagné de son garde du corps - une grande armoire vêtue de sombre si
bien qu'on pense à un corbillard à deux jambes quand on le voit -, il
compte, dans sa tête. Il compte et compte encore. Il détient le record
britannique du plus grand nombre de décimales de Pi retenues. Il peut
les réciter, sans erreur, pendant quatre heures, avec dix minutes de
pause au milieu pour boire et se reposer sans oublier sa position dans
la longue file de chiffres. Aujourd'hui, il doit démontrer son agilité.
Des professionnels, des mathématiciens, des journalistes, des
professeurs, et tout un parterre de quidams impressionnés par ses
facultés, sont venus des quatre coins du pays. Un concours tout à fait
banal, pour lui. L'habitude lui tient compagnie, il sait qu'il ne peut
pas perdre, de toute manière. On dit de lui qu'il possède le plus haut
QI, qu'il dépasse Einstein, qu'il découvrira probablement le secret de
la naissance de l'univers... pour autant que l'univers naquït un jour...
Il
soupire, martèle son genou droit de sa main droite. La suite de
Fibonacci jusqu'au centième nombre, fastoche. Mais il se concentre. Il
ne calcule pas à vitesse supraluminique rien que pour le plaisir
d'impressionner les gens d'en bas. Les participants reçoivent des prix,
du plus inutile (un dictionnaire, sérieusement? Je le connais par coeur
depuis le primaire!) au plus intéressant (un chèque de quelques milliers
de livres). Et Jeeb collectionne ce genre de récompenses. Pourquoi s'en
passer? Du haut de ses quinze ans, il dispose d'une des plus grosses
fortunes de son pays, et bientôt d'Europe.
Alors il compte. Le
pourcentage de ses revenus, les taux de la banque. Il réfléchit: quel
montant lui apportera le plus de bénéfices? Dans quelle banque? Dans
trois ans, il aura accès à toute sa fortune, et ses prédictions lui
disent qu'il devancera Daniel Radcliffe.
Il arrive devant
l'université, un sourire satisfait sur le visage. La confiance en lui,
son plus grand atout, lui confère une aura de puissance presque visible,
presque palpable. Quand il dit non et corrige ses professeurs, on ne
pose pas de question, on hoche la tête, on dit, oui, en effet... On ne
lui refuse rien. Il donne à son ancienne école une belle réputation.
Monsieur J. Ballard vient de NOTRE collège, vous savez! Le proviseur,
enorgueilli, se frotte les mains. Le gouvernement aime les collèges qui
montrent un grand taux de réussite. Les médias transmettent toutes les
informations nécessaires et superflues.
On l'appelle Jeeb. James
ne lui plaît pas, seule sa mère l'appelle encore comme ça. Ses petits
caprices se sont déguisés en traits de personnalité, un caractère fort,
bien trempé. Qu'on ne se risque pas à lui donner un autre nom, un
sobriquet, à se moquer de lui. Son garde du corps le protège, mais
lui-même n'hésite pas à se salir les mains. Un bon coup dans les dents.
Alors, tu rigoles moins, hein? Sourire sardonique. De puissance. Il se
doute bien qu'une bonne partie de la population le déteste, le méprise.
Cet odieux personnage à qui tout semble permis, n'inspire pas la
sympathique, bien au contraire. Mais peu lui importe. Les amis ne
servent à rien, et dans son cercle, on lui cède tout, on acquièce. Et il
rit de ces gens si faibles. Ses beaux yeux bleus et sa peau pâle
attirent les regards, ses dons au piano attirent les fans. Ses capacités
cébérables attirent les universités. Bien qu'exécrable, Monsieur
Ballard, ou Jeeb pour les journalistes qui se croient ses intimes,
prend, lentement et surement, sa place parmi les grands.
A
l'entrée, des jeunes volontaires pour une association caritative
l'encerclent, lui demandent de sponsoriser leur cause, de donner
quelques deniers, pour aider les orphelins et les pauvres qui meurent de
faim. Il récolte les bons d'adhésion avec un sourire, et les fourre
dans la poche de son caban de grande marque. Il passe une main dans ses
cheveux sombres, et continue son chemin, pénétrant l'Université de
Durham. Une fois à l'intérieur, il sort les prospectus de sa poche et
les jette négligemment à la poubelle. La pauvreté? PAS MON PROBLEME! La
faim dans le monde? Aucune importance! Rien ne l'atteint, et surtout,
rien ne lui donnerait l'envie de dépenser quelques livres pour les
autres. Pour des inconnus. Pour des moins que rien. Pour des gens qui
peuvent continuer de crever de faim. Simple constat un peu hypocrite:
pourquoi dépenser pour des morts en surcis? Tout le monde meurt, même
lui. Mais en attendant, il en profite bien, et les autres, hé bien...
qu'ils aillent au diable. Ils voyagent déjà en ce sens, de toute
manière!
Il pense à son avenir. J. Ballard, futur expert en
astrophysique, en politique, en économie? Il ne sait pas vraiment. Il
peut aussi écrire un livre sur son incroyable cerveau. Ca se vendra
bien. Une autobiographie. Moi, J. Ballard, 15 ans, savant. Et puis,
Voyage dans l'Univers avec J. Ballard ou Les particules physiques. Il
animera sa propre émission scientifique, un futur Brian Cox ou Brian
Greene. Comment enrayer la crise. La bonne blague! Il se met à rire à
cette dernière idée. Comment enrayer la crise! Comme si ça le touchait,
lui, membre des fameux 1%... Comme si ces millions sur son compte en
banque allaient disparaître. Comme s'il allait financer un redressement
économique. Il ne sauvera pas le monde, ça demande un peu trop
d'altruisme, même avec un dessein égoïste derrière. Non, il ne sauvera
pas le monde. Il l'écrasera, le sucera jusqu'à la möelle, achètera les
grandes compagnies, recevra des milliards de bénéfices grâce à
l'immobilier, l'agro-alimentaire, l'armement et la pharmaceutique. Il
oppressera le peuple, il interdira la gratuité des principes les plus
élémentaires. Tout vaut un minimum de quelques pence, qui finiront dans
ses poches.
Et la grand-mère malade du bout de la rue, à qui il
manque deux mille livres pour son opération du coeur, et bien... qu'elle
vole un cercueil!
Et quand il entre dans l'amphithéâtre, où se trouvent public, jury, adversaires et caméras, on l'applaudit déjà.
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