Aller simple | 2014

Ses doigts parcouraient les rangées de livres. Des plus petits, des plus grands. Classés par auteur, classés par genre. Pas classés par taille, et c'est tout ce qui faisait la beauté de l'endroit. Les murs étaient couverts d'étagères, elles-mêmes couvertes de livres. Des titres français, des titres anglais. Des éditions de poche de Moby Dick, des reproductions en fac-similés du théâtre de Shakespeare. Il fallait se faire minuscule, parfois, pour passer. On frôlait d'autres clients, des passants, des amoureux de littérature, des amoureux des endroits biscornus et remplis de lettres. La plus belle librairie de Paris. Il ne prévoyait pas d'acheter quoi que ce soit, mais entrer dans cette boutique lui donnait l'envie, le sentiment de nécessité, d'acquérir un de ces ouvrages aux pages un peu élimées.

Il acheta finalement une édition limitée de Thoreau, en version originale, et sortit de Shakespeare and Company. Le soleil l'éblouit autant que le ciel bleu éclatant. Août aux abords de Notre-Dame était vivant et chaud. Le quartier était un seul corps en ébullition. La ville était belle, elle pouvait être amante, souveraine, et c'était ainsi qu'il le ressentait, à présent, lui qui n'avait pas mis les pieds dans la capitale depuis trois ans.

Il y avait des je t'aime qui glissaient sur les murs, des jouissances autour des fontaines. Elles lui avaient donné naissance, quelques décennies plus tôt. Et il pensa aux siennes. Les femmes de sa vie, les nuits parisiennes, les souvenirs enchevêtrés. Et puis...

- John ? Oh, c'est pas vrai, John, c'est vraiment toi !

Il tourna la tête. Dans la foule de touristes, il discerna le visage de Katy. Son menton arrondi, ses pommettes un peu marquées et ses yeux chocolat faisaient partie de ces photos éternelles, ces polaroid qu'on gardait précieusement, malgré le temps qui passe, s'enfuie, veut nous effacer la mémoire. Katy et ses t-shirts colorés, ses pantalons ethniques. Il se souvenait de son éléphant en bois posé à côté de la télévision. Elle avait cessé d'être amante et souveraine. John sourit quand même... ce n'était pas un mauvais souvenir. Elle n'y était pour rien, au fond. En tout cas, il ne s'était pas attendu à la croiser là, au hasard.

- Katy, ça alors...

Ils parcourent la dizaine de pas qui les séparaient et se regardèrent en silence. Les mots n'avaient pas assez de force, ni d'éloquence pour décrire leur vie et leurs sentiments. Et tout ça n'était que ressac. Il baissa les yeux et émit un petit rire, entre la gêne et l'incrédulité. Elle pencha un peu la tête, ses cheveux retombèrent légèrement sur ses épaules. Des boucles noires de jais, des arabesques andalouses. Il avait souvent promené ses mains, ses doigts, sa peau, dans ces spirales là. Elle sourit, comme si de rien n'était.

- Ben alors, comme ça, t'es revenu... ou t'es seulement de passage ?

- Je sais pas encore... Disons que pour l'instant, je n'ai pris qu'un aller simple.

- Trois ans.

- Oui, je sais.

Un silence de plus. Une bulle, un aparté, dans cet après-midi d'été. Il rangea le livre dans sa sacoche et mis les mains dans les poches de son pantalon. Il hésitait. Il y avait une certaine joie à revoir Katy. Mais il ne se sentait pas totalement à sa place non plus.

- Tu as cinq minutes ? Demanda-t-elle.

- Ouais... J'ai l'après-midi, même. Et toi ?

- Allez, viens, on va à la Fourmi Ailée.

- Tu vas encore là-bas ?

- Ben ouais... ça te dérange, peut-être...

- Oh, non, non, ça va, t'en fais pas... je suis juste surpris... Je sais même pas pourquoi en fait !

Il avait la sensation de se raccrocher aux branches alors que l'arbre, déraciné, dévalait une pente qu'il n'aurait pas aimé remonter à vélo. Ces endroits étaient emplis de significations particulières. La Fourmi Ailée, était un salon de thé sympathique, en plein cœur de Paris, pas loin de Shakespeare & Co. Katy lui avait lu les lignes de la main, un peu pour rire, mais un peu sérieusement quand même. Parce que c'était Katy, et que pour Katy, l'ésotérisme n'était pas à prendre trop à la légère. Et puis, la Fourmi Ailée... c'était leur dernier baiser, leur dernier regard, leur dernier mot. La dernière porte close. Les souvenirs qui font mal, les choix incertains qu'on fait quand même. Les erreurs nécessaires.

Alors oui, il était surpris. Il l'avait quand même plantée là, un soir, après une tasse de thé. Trois ans.

- Bon, alors, on y va ?

Elle insistait... elle ne lui en voulait pas, peut-être. Elle n'était pas du genre à nourrir de sombres vengeances. Elle lui mettait le palpitant en déroute. Il lui fallait garder le rythme. Alors il la suivit jusqu'au salon de thé. La porte était la même. Les vitres étaient les mêmes. Les tables, les chaises... rien n'avait changé. Et Katy était là, avec son t-shirt coloré et son pantalon ethnique. Sa peau subtilement dorée, ses gènes discrètement orientaux. Sa voix.

Et il l'avait plantée, là. Il secoua la tête et entra. Elle s'assit à leur place habituelle, près du mur, en face de la vitre qui donnait sur la rue.

- Donc, t'as pris un aller simple.

- Tu veux peut-être que je t'explique...

- Je connais tes raisons, et je suis vraiment désolée pour ton frère... Vraiment. Si j'avais pu faire quelque chose...

- Il était comme mon père, tu sais...

Elle posa une main ambrée sur celle de John. Elle le regarda dans les yeux.

- Je sais, tout ça. Il faut parfois prendre le large. Mais tu as l'air d'aller bien, maintenant. Tu vas bien, n'est-ce pas ?

Il sourit de nouveau, rassurée qu'elle soit passée à autre chose. Mais ce lieu, cette table, cette main... Elle était peut-être encore accrochée à leurs jours de gloire.

- Je t'ai écrit des centaines de lettres, en rêve, fit-il en relevant les yeux vers elle.

- Et en réalité ? Demanda-t-elle en esquissant une moue un peu goguenarde.

- Une seule... que je n'ai pas envoyée.

- Et donc, est-ce que tu vas bien ? T'as toujours eu le don de répondre à côté de la plaque...

Cette fois, il rit pour de bon. Le palpitant en déroute se remettait un peu de ses émotions, reprenait son souffle, mais gardait un rythme assez soutenu. Parce qu'elle avait des yeux chocolat, des arabesques andalouses... Parce qu'elle pouvait avoir un accent faussement espagnol, quand elle l'entortillait autour de son doigt, parce qu'elle chantait, le soir, pendant que ses amis jouaient de la guitare... et lui, le petit Anglais parisien, prisonnier de ses tragédies et de ses lignes de vie pluvieuses, avait toujours aimé plonger dans le soleil et les vallées orientales de Katy.

Il baissa encore les yeux. Trente ans passés, et il était toujours aussi timide qu'un enfant de cinq ans. C'était comme ça qu'ils s'étaient rencontrés, sur les bancs de l'école maternelle. Alors il prit un thé noir parfumé aux épices marocaines. Il n'avait pris qu'un aller simple. Elle le savait. Et la lettre qu'il ne lui avait jamais envoyée... Et ça...

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