Sénart

Le groupe d’enfants se rapprocha de la barrière de sécurité, les plus petits se pressant pour être devant et mieux voir ce que leur professeur leur montrait, les plus grands jouant des coudes pour ne pas se laisser dépasser.


« Et voici la forêt de Sénart, » leur dit leur professeur, derrière son masque à ventilation, en désignant du bras les arbres qu’on distinguait quelques mètres plus loin.


Il y eut un silence de quelques secondes ; on pouvait sentir l’étonnement et l’excitation dans les regards des enfants. Et puis, il y eut un brouhaha à peine étouffé par les masques.


« J’avais jamais vu ça en vrai ! »
« Alors ça existe vraiment, c’est pas que dans les films ! »
« Et il y a combien d’arbres dans une forêt ? »
« T’as qu’à compter, patate ! »
Et le petit pointa les arbres un à un. « Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze… douze ! »
« Ouaaah ! Douze arbres ! Incroyable ! »


Le professeur sourit devant tant de candeur. Pouvait-il leur dire, à eux, que douze arbres, c’était à peine un bosquet ? Que dans son enfance, la forêt s’étirait sur plusieurs kilomètres et qu’il y allait tous les dimanches avec ses parents quand il faisait beau. Il regarda le ciel, d’un gris étrange. On aurait dit la surface de Jupiter, la grande tache rouge en moins. Le seul bleu qui restait dans le paysage était dans les jeans de quelques élèves.


Un grand leva la main. « Monsieur, j’ai vu dans un livre que y’avait plein d’arbres avant. Y’avait une photo avec plein d’arbres et c’était écrit ‘Forêt de Rambouillet’. C’est quoi Rambouillet ? »


Le sourire du professeur se mua discrètement en une expression un peu triste, désolée, que les élèves ne purent percevoir derrière le masque. « Rambouillet n’était pas si loin que ça… mais, comme la plupart des forêts, son espace a été bien réduit. C’était une très belle et grande forêt. Et au sud, il y avait aussi le parc régional du Gâtinais. »


« Racontez-nous, monsieur ! Allez ! »
« Ouiiii, dites-nous ! C’était comment ? »
« Moi, dans mon livre, ça dit que c’était super grand et que y’avait des chemins et des jeux et des clairières. C’est quoi une clairière ? »


Le professeur regarda le sol. Un écriteau spécifiait de ne pas s’y asseoir sous aucun prétexte, que tout contrevenant pouvait devoir payer une amande. Eh bien, ils resteraient debout.


« Quand j’avais votre âge, il y avait beaucoup plus d’arbres. Beaucoup beaucoup plus. »
« Deux fois douze ? Trois fois douze ? » demanda le petit qui avait compté les arbres.
« Au moins mille fois douze. Il y en avait des milliers, des millions. Quand on était au milieu de la forêt, on ne voyait pas la route, on ne voyait pas les villes. C’était si beau. On pouvait marcher, courir, grimper aux arbres… »
« GRIMPER AUX ARBRES ? » s’exclamèrent les enfants.
« Mais c’était pas interdit ? » demanda une petite voix.
« A l’époque, avec mes amis, on se construisait des cabanes. A l’époque, nous n’avions pas idée, que, quarante ans plus tard, ce serait ainsi… »
« La vache, vous êtes vieux ! »
Le professeur rit de bon cœur. « Hé, j’ai pas encore cinquante ans ! »
« Bah, quarante, cinquante, c’est du pareil au même, » fit le grand.


Ce gamin avait une certaine gouaille qui plaisait bien au professeur. Un peu insubordonné, mais il ne lui en voulait pas. Au contraire, il trouvait ça rafraichissant, un gosse qui osait balancer des vacheries. Il faisait pareil, à son âge. Mais à l’époque, c’était un peu plus commun. 2050 était une époque confinée, jusque dans les paroles et les pensées. Il soupira. Quel avenir pour cette marmaille ? Quel futur pour Jemima, Jonathan, Karim, Adèle, Marcel, Julie, Kim, Yoshito ? Il regarda sa classe, une poignée d’enfants d’Ivry-sur-Seine. A cet âge, ils semblaient si innocents, si curieux, si optimistes. Ils lui rappelaient ses enfants.


Des enfants qui avaient vite déchanté avec l’accélération du réchauffement climatique, la pollution qu’on n’était pas parvenu à freiner, les températures de plus en plus extrêmes jusqu’à avoir un mini Sahara dans le nord de la France. Le sable en moins. Mais c’était tout comme.


La forêt de Sénart était une oasis dans cette île de France qui n’avait même plus de quoi être qualifiée d’île. La Seine était un torrent bourbeux, l’Oise ne s’y jetait plus tellement, quant à la Marne, le taux de radioactivité qu’elle contenait avait engendré la création de plusieurs barrages, filtres, sections de tunnels, grilles surveillées, pour essayer de récupérer ce qui pouvait l’être.
Et là, au milieu ce qui fut un temps une merveilleuse étendue verte, le professeur parlait du passé avec douleur. Sa génération avait échoué. Celle d’avant aussi.


Il regarda sa montre. Ils étaient restés dehors trop longtemps.  « Les enfants, c’est l’heure de partir. »
« Déjà ? Mais on vient d’arriver ! »
« Une heure, c’est une heure, » décréta le professeur. Ils avaient des bottes de protection, des gants, des masques, mais s’ils voulaient rester plus longtemps, il faudrait des combinaisons. Et l’école de 2050 n’était pas mieux financée que celle de 2010. La petite troupe se mit en marche en traînant les pieds.
« C’est tellement beau, un arbre… »
Ils regagnèrent le minibus estampillé RATP. Un vrombissement, puis le véhicule s’éloigna du site historique. Zéro émission. Mais c’était trop tard.



[défi posté originellement sur le forum Jetez l'Encre : https://jetez.l.encre.xoo.it/t2315-Senart.htm ]

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