Kanpai !

Il y a un prix à payer. Toujours. Adélie ne le savait que trop bien. Elle n’avait pas tellement saisi les propos de son amant, quand il lui avait décrété que tout avait une valeur. Prenez l’immortalité, la jeunesse éternelle, par exemple. Jamais elle n’avait envisagé vieillir à l’écart. Elle avait Dorian Gray en tête. Une vie faste, des éclats, de la débauche, de quoi vivre l’éternité sans se morfondre. Mais elle avait oublié le tableau des monstruosités. Son tableau à elle était dans son réfrigérateur.

Alors qu’elle regardait par la fenêtre les passants qui allaient et venaient, elle se remémora le temps où elle pouvait encore enlacer un parent, un ami, un amant. Il n’y avait plus personne à étreindre désormais.


*** 

Sa peau frémissait sous les mains de Charles. Comment un homme à la personnalité aussi enflammée pouvait avoir un touché aussi glacial ? Son corps se cambra un peu alors que les lèvres de son amant effleuraient son cou. Elle sentait ses veines battre comme jamais. Elle ne prononça pas un mot quand son sang coula. Tout sembla devenir diaphane, flou, inexistant.

Et soudain, un liquide chaud l’abreuva d’une puissance insoupçonnée. Elle s’accrocha à ce bras offert et but jusqu’à en devenir saoule. Et tout devint noir.

La première phase fut d’une violence inouïe. Adélie était insatiable. Charles, malgré l’amusement de la situation, devait la réfréner, la diriger, l’aiguiller. Alors que les corps s’empilaient au sous-sol, Charles lui dit, pour la première fois, qu’il avait peut-être fait une erreur. C’était le vingtième siècle. Ce n’était plus aussi facile de chasser et planquer les cadavres.

« Adélie, regarde-moi. Tu ne peux pas continuer ainsi. Je te le dis, parce que je suis honnête. Si la police frappe à ta porte, tu te débrouilleras seule. Je n’ai pas vécu toutes ces années pour que ça se finisse ainsi. »

Elle le savait, bien entendu. Il avait survécu à bien des guerres, bien de bouleversements. Les civilisations passaient en un souffle, de son point de vue. Mais il y avait des règles. La discrétion en faisait partie. Elle ne pouvait pas se jeter sur n’importe qui n’importe quand, sans penser aux conséquences.

« C’est comme enseigner à un nouveau-né ! Quand vas-tu enfin appliquer les règles ? »

Elle était un nouveau-né.  Sa transformation n’était pas si loin. Elle devait encore s’ajuster, maitriser sa faim. Et malgré ce qu’il lui avait dit, il restait.

« Bon, à partir d’aujourd’hui, tu ne sortiras plus sans que je ne le dise. Tu as besoin de te nourrir, je vais t’apporter ce qu’il faut. »

Mais que faire de cet amas de chair exsangue ? Elle le laissa partir. Elle tournait comme un lion en cage dans sa petite maison. Elle avait froid, et les effluves des passants lui parvenaient malgré les murs et les fenêtres fermées. Sans s’en rendre compte, elle avait déjà mis une main sur la poignée de la porte. Cette dernière s’ouvrit et Charles entra avec un caisson rempli de poches de sang. Elle en vida deux assez rapidement, avant d’être assez apaisée pour retrouver la raison. Ils placèrent le reste des poches dans le réfrigérateur.

« C’est comme être au régime, » lâcha-t-elle enfin.

Il y eut un silence boudeur. Il éclata de rire. Mais ses yeux ne riaient pas. Ils étaient vifs et perçants. Il poussa Adélie jusqu’au mur et la maintint fermement, son regard planté dans le sien.

« Tant que tu ne te maîtriseras pas, ce sera ainsi.  Je ne peux pas te surveiller vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et je n’en ai pas envie non plus. Diable ! Je n’ai même plus envie de rester dans cette maison ! Ce sous-sol me retourne l’estomac ! Alors tu vas faire ce que tu dois faire : nettoyer derrière toi. Je suis peut-être ton créateur mais je ne suis pas ton père et encore moins ta bonne. »

Elle cracha entre ses dents tel un félin, le regard mauvais.

« Je ne te retiens pas. Tu as toujours été libre, qu’est-ce qui t’empêche de partir maintenant ? »

Un autre silence.

« Des scrupules, Charles ? Vraiment ? »
« J’ai fait une erreur. »
« Et tu veux la corriger, n’est-ce pas ? »
Il recula. Elle avait le dessus désormais. Il avait voulu briser sa solitude, avoir une compagne de jeu pour passer les siècles. Il ferma les yeux. Elle n’allait pas le laisser faire, quoi qu’il ait en tête. Ce n’était pas ce pour quoi elle avait signé.

« Tout à prix, Charles. Et tu veux éviter de payer ce que tu dois ? »
« Et toi tu ignores tout. »
« Nous sommes des prédateurs, ou l’aurais-tu oublié ? »
« Adélie… nous sommes des prédateurs… mais mieux vaut un prédateur vivant que mort, ne le comprends-tu pas ? Le monde change si vite ! Bientôt ils vont trouver à mettre des caméras dans les rues ! Et toi tu chasses comme si t’étais dans la savane… »
« Des caméras dans les rues ? Ce serait étonnant. »
Il fila en coup de vent en claquant la porte. Elle resta là, contre le mur, interloquée.


Elle n’entendit plus jamais parler de lui.


*** 

Et les années, les décennies passèrent, et donnèrent raison à Charles. Ils avaient fini par planter des caméras dans les rues, dans les boutiques, dans les bâtiments, dans les squares… La police avait fini par retrouver la piste de la tueuse sanguinaire. Elle avait dû se refaire une autre vie dans un autre pays.
Avec des conditions drastiques. Le samedi matin, elle partait chercher sa ration de poches de sang pour la semaine. Le dimanche après-midi, elle partait dans les montagnes avoisinantes pour laisser libre cours à ses instincts de chasseuse. Mais elle ne faisait que tracker. Elle laissait à sa proie assez de distance pour que rien de regrettable ne se produise. Et elle finissait ses « randonnée » en buvant une poche.
Et elle regardait les gens défiler dans la rue. Elle sentait son cœur battre plus fort quand le facteur approchait dangereusement de sa boite aux lettres. Un parfum de cuivre si doux.

Et cette fois, on frappa à sa porte. Elle avait pris son petit-déjeuner, tout irait bien. Elle ouvrit. Le facteur lui remis un colis. De la part de Charles. Un petit sourire se dessina sur son visage pâle. Elle invita le facteur à entrer. Un jeune homme à peine sorti du lycée par son apparence.
Elle referma la porte. Hypnotisé par le regard d’Adélie, il n’émit aucune objection. Le silence se prolongea alors qu’elle plantait ses crocs dans le cou délicat de l’adolescent. Comme on disait en Asie, kanpai !


[défi 8 posté sur Jetez l'Encre : https://jetez.l.encre.xoo.it/t2300-Kanpai.htm ]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire