Unité 87

“Calembredaines. Souviens-toi. Seulement en dernier recours.”

Je me réveille doucement. Je suis un peu rouillée, j’ai dormi en boule. J’en ai l’habitude, mais je suis jeune et souple, et dans peu de temps, je pourrai affronter ma journée. Mais il fait encore nuit. Première pensée. Je m’étire, cligne des yeux, je les frotte. Le sommeil s’accroche encore au coin de mes paupières, mais il ne fait pas le poids. Il lâche prise, et je suis assez consciente pour remarquer qu’il fait noir. Vraiment noir. Je m’assieds sur mon lit. Je respire doucement en essayant de me souvenir de la veille. Je ne vois pas les montants de mon lit. Ni mes pieds. En fait, il fait si noir que je ne vois pas mes mains, que j’agite en face de ma figure. Première angoisse. Suis-je devenue aveugle? J’ai entendu parler de ces maladies qui affectent le cerveau et qui parfois rendent aveugle le temps d’une crise… On s’imagine que c’est toujours pour les autres, mais on n’est jamais à l’abri. Alors je bouge pour me lever, et je me tombe d’un mouvement maladroit, je n’ai pas vu que mon lit n’est qu’un matelas posé au sol. Je me masse le poignet droit et me relève. J’essaie de regarder autour de moi. Mais il n’y a rien. Au moins, je sais que le mur est assez éloigné. Vraiment? Deuxième angoisse. Ceci n’est pas ma chambre. Mais alors…

“Tu n’as peur de rien, m’a-t-on dit. Intéressant. Tu auras peur.”

Il me faut m’avancer à tâtons, mais je reste pétrifiée sur place. Je suis aveugle. Mais aussi, je n’entends rien. Sur le moment, je ne me suis pas inquiétée de ce détail, mais il s’impose à moi, à présent que je suis plus ou moins calmée. Je ne me suis pas entendue tomber, pas de bruit sourd. Et les sons extérieurs sont inexistants. Je tape du pied sur le sol, pour vérifier. J’ai l’impression d’être dans l’espace. Troisième angoisse. Suis-je devenue sourde? Impossible de me fier à l’environnement s’il me manque au moins deux sens! Et j’ignore où je suis. Quatrième angoisse. Ma respiration s’accélère. Je dois me calmer. Mais je suis prise au piège. Alors je hurle à plein poumons. N’importe quoi. Quelqu’un. A l’aide. Ouvrez-moi! Si je sais que je prononce ces phrases, je n’ai aucun écho. Le son de ma voix ne me parviens plus. Je hurle encore et encore. Puis je tombe à genoux, pantelante. Combien de temps ai-je hurlé? Ma gorge me brûle. J’ai soif et je pleure. Ce qui est un mauvais mélange. Je frappe le sol de mes poings. Seul le silence me parviens, et la douleur sur mes phalanges.

“De ta vie, tu oublieras l’essentiel.”

Comme je suis au sol, j’en profite, une fois mon souffle récupéré, pour avancer devant moi. N’importe quelle direction fera l’affaire. Deuxième pensée. Si je veux sortir, il me faut une porte. Et si je suis là, il doit bien y en avoir une. Je dois surmonter mes angoisses et réfléchir. Réfléchir! J’avance à peine, au ralenti, me fiant aux éventuels obstacles sur mon chemin. Mais mes mains ne rencontrent rien. Le sol est lisse et froid, il me fait penser à une porte de réfrigérateur en métal qu’on trouve dans les restaurant. Je me souviens de ça. Et que mon lit a des montants en bois. Mais… Quel est mon nom? Je pense à un restaurant et à cette porte de frigo, mais aucun visage, aucun contexte ne se rappelle à moi. Et je continue d’avancer, je sens l’angoisse revenir. Je me concentre alors sur mes doigts. Ma peau sur ce sol sans aspérités. Ce n’est pas un carrelage. Il n’y a pas de jointures. Ce n’est pas du lino. Je me souviens des matériaux. Je continue d’avancer, mais cette pièce me semble sans fin. Peut-être que je suis sous terre, dans un bunker. Là où aucune lumière ne rentre… Et je préfère me raccrocher à cette pensée. Je ne sais plus où se trouve mon matelas. Je sais seulement que cette pièce ne semble pas avoir de murs, mais qu’elle contient au moins une surface plane, sur laquelle j’évolue sans savoir si je vais dans la bonne direction. Alors je tourne sur ma gauche.

“Une foi aveugle comme un million de doutes ne te sauveront pas.”

J’aspire à plein poumons. Il me semble qu’il y a assez d’oxygène pour le moment, et j’en ai usé pas mal tout à l’heure. Je cesse de ramper. Je suis un être humain, je dois marcher debout. Je me relève donc, en titubant. Je n’avais jamais remarqué que l’équilibre est beaucoup plus précaire sans repères sensoriels. Mais je sais que j’ai une grande étendue, un plancher sous mes pieds. Réfléchis. S’il y a une porte, et il doit y en avoir une, elle est sans doute hermétique. Le moindre son me serait peut-être parvenu. Mais comment insonoriser une pièce et il laisser assez d’air pour qu’on respire? Je ne suis pas physicienne, je ne sais pas quelles méthodes existent pour supprimer les sons. En tout cas, ça supprime aussi les odeurs. Je prends de grosses bouffées d’oxygène par le nez, et pas le moindre indice ne se laisse deviner. Tout est aseptisé. J’avance donc, en reniflant. Une foi aveugle… ironie du sort. Un million de doutes… Je ne sais plus rien. Et je crois même n’avoir jamais su l’odeur de l’herbe fraîche, de la cannelle, des bougies qui brûlent, des voitures qui passent, des gens… l’odeur des gens. J’essaie de déterminer mon odeur en reniflant ma main. Il y a un peu de sel, je crois. Mais est-ce vraiment une odeur de sel? Frigo. Restaurant. Montant de lit. Sel.

“Penses-tu toujours avoir ce qu’il faut?”

Je lèche de dos de ma main. Un petit goût de sel, oui. Je goûte le sol, froid et métallique. C’est comme embrasser un étau sorti d’une chambre froide. Etau. Froid. Restaurant. Frigo. Montant de lit… Je m’assieds par terre, en tailleur. Les fragments de ma mémoire ne sont que des pièces de puzzles éparses, sans lien les unes avec les autres. Et je ne me souviens plus de mon nom. Je me souviens de ce mot, le dernier que j’ai entendu, je crois, avant de m’endormir. Je mâchonne un bout de mon t-shirt. Il est tout propre, comme neuf, je crois pouvoir sentir la fabrique tout juste sortie de son emballage en plastique. Plastique. Coton, plastique. Métal, froid, sel. Restaurant. Je continue de mâcher le tissus qui devient tout mouillé. Cela me donne soif, je ravale ma salive. Coton. Drap. Mes draps propres sortis de la machine. Je reste ainsi à penser à cette machine. Quelle est sa taille? Son emplacement? Et je pense au chaud. Et à la voix d’une femme qui me dit de ne pas mettre la tête dans le tambour. Est-ce ma mère? Une sorte de déclic… tout s’effondre. J’essaie de me rattraper. A quoi? Il n’y a rien, strictement rien. Je tombe et je hurle. Je tombe et je hurle. Je tombe et je hurle. Et je manque de me noyer. Tout en bas, mon corps est avalé par une étendue d’eau. Je bois la tasse mais lutte pour retrouver la surface. Je pourrais crier mon mot de sécurité… mais je n’en fais rien. J’ai le goût de cette eau qui m’envahit. Je ne parle pas. C’est la mer, l’océan. Le sel. Froid. Frigo. Restaurant. Les détails insignifiants de ma vie. Et puis tout devient clair. Et je repense à Han Solo. A la place d’un grand flou noir, je vois un grand flou lumineux. Je me mets à rire. Je me souviens de Star Wars mais pas de mon adresse. Et puis, alors que des câbles descendent de ce plafond éclatant, je crie ces mots. Je m’appelle AYLAN SWARTZ! Ça vient presque de nulle part, ça vient tout seul, du fond de mon gosier, de mes entrailles.

“Bienvenue dans l’Unité 87”.

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