Vous ne savez pas, monsieur Selznik !

18 Mai 2014


David pousse la porte après l'avoir regardée nerveusement pendant un bon quart d'heure. Une belle porte à montant en acier et vitre en verre dépoli. Des lettres collées sur cette dernière donnent le ton. Gorman & Gorman, avocats. Son reflet sur la vitre n'est qu'une tache floue. Avec sa petite barbe mal rasée, ses yeux fatigués et ses cheveux peignés au dernier instant avec les mains, il avait, de toute manière, la mine floue. Pas de quoi écrire un trait droit, à première vue.

Il soupire, se demande si ça vaut le coup, si ça va marcher. Il porte un dossier épais contre lui, dans une sacoche en cuir élimée certainement héritée de son père. Ou de son arrière grand-père. Il avance d'un pas incertain vers l'accueil. Le mobilier est 'design' comme on dit maintenant, épuré, avec deux ou trois couleurs dont une qui contraste, des angles droits et des cercles. David se demande combien vont lui demander ces avocats, s'ils claquent leur salaire chez Bang & Olufsen...

La femme à l’accueil raccroche. C'est un cliché, se dit-il d'office. Elle lui sourit. Elle à ce genre d'amabilité qu'ont ceux qui travaillent depuis des années au contact avec des gens dont ils n'ont, au fond, rien à faire. De la politesse de circonstance, un salaire en fin de mois. Ce qu'elle donne et ce qu'elle reçoit, et le monde va bien.

- Bonjour, que puis-je faire pour vous ?
- Heu, bonjour je... j'ai rendez-vous avez monsieur Gorman...
- Lequel ? Demande-t-elle sans vraiment le regarder en face.
- Heu bien heuuuuuu... Monsieur Linus Gorman...
- Ha, oui... c'est vous...

Elle dit vous comme une évidence, un constat teinté d'une pointe de dégoût. Comme si ça se lisait sur son visage qu'il était une loque infréquentable ou un échappé d'un asile... Il acquiesce doucement.

- Oui, David Shearer...
- Je sais..
Elle appuie sur le 2 de son clavier de standardiste.
- Monsieur Gorman ? Votre rendez-vous de treize heures est là.
Elle reste quelques minutes à plaisanter avec son patron. David écoute distraitement, mais a des doutes sur la véritable signification de quelques expressions. Sans doute un code. Ou bien il se fait un film, des idées. Après tout, c'est sa spécialité. Elle finit par raccrocher.
- Vous pouvez monter. Deuxième étage, troisième porte à gauche.
- Oui, merci.

Il soupire en se dirigeant vers l'ascenseur. Il a déjà vu ça en rêve. Et ça ne se termine jamais très bien, en rêve. Le lot des gens intelligents, jamais heureux, toujours soucieux. Il l'a lu dans un ouvrage écrit par une psychologue de renom. Cela ne fait pas de ces thèses des paroles d'Evangile, mais c'est tout de même plus fiable qu'un article de Wikipedia.
Dans l'ascenseur, il se regarde dans le miroir du fond. Il a abandonné l'idée de la cravate, il n'a jamais su les nouer. Mais il a mis sa plus belle chemise, sa plus belle veste. Celle qui n'a pas de renfords en simili cuir aux coudes. Il ressemble à un Docteur Watson des années soixante. Il replace fébrilement une mèche de cheveux sombres qui lui tombe sans cesse devat les yeux. Il a un air encore juvénile, avec son grand regard curieux et sa peau lisse. Mais les cernes démentent cette apparence. De ce fait, il ressemble à un adolescent qui aurait vingt ans d'expérience.

Et il réalise qu'il n'a pas appuyé sur le bouton. L'ascenseur monte. Le mouvement est doux, l'accélération ne donne pas l'impression de faire un tour de manège. Et quand il s'arrête, il n'y a aucun sursaut. David est étonné d'entendre une voix féminine dire qu'il est au deuxième étage. Les portes s'ouvrent et donnent sur un couloir assez vaste. Le sol est couvert d'une moquette noire avec des traits rouges et blancs 'disign' comme on dit maintenant. Les murs sont d'un blanc éclatant, mais comportent tout de même quelques photos et articles de journaux encadrés sous verre, qui relatent l'histoire et les succès des Gorman & Gorman. David essaie de faire abstraction. Tant de succès, c'est bon signe. Pourquoi est-il si défaitiste ? Il se dirige vers la troisième porte à gauche. Une grande porte de bois ouvragé. On dirait une copie d'une porte orientale piquée dans un musée. Une plaque dorée rappelle le nom, le titre, du propriétaire du bureau.

David s'apprête à frapper quand la porte s'ouvre presque toute seule. Il cligne des yeux et aperçoit l'homme de l'autre côté de la poignée. Un homme grand, avec une carrure d'athlète. Le type d'homme qui aurait pu être le quaterback de son équipe universitaire, populaire, mâchoire carrée, regard brillant, mais qui aurait finalement étudié le droit, comme papa, au lieu d'entrer dans la NFL. Linus Gorman lui sourit, lui tend la main. Une main franche, ferme, décidée. Une main de meneur. Pas une main fine et sans conviction, une main tachée de crayon et d'encre, aux ongles rongés.

- Bonjour, Monsieur Shearer ! Enntrez, je vous prie ! Vous avez trouvé facilement ?

Comment rater un bâtiment tel que le gratte-ciel avec Gorman & Gorman écrit en gros sur la façade ? David hoche la tête et entre. Il suit Linus qui lui désigne un fauteuil de cuir confortable et hors de prix sur lequel s'asseoir. L'avocat passe derrière le bureau et s'assied. Il ouvre un dossier. Shearer. David déglutit.

- Bien, monsieur Shearer. Je peux vous appeler David ? Après tout, nous allons peut-être faire équipe, n'est-ce pas ?

David hoche encore la tête.

- Oui bien sûr...
- Alors... commençons par le début. Comment ça marche, votre... invention ?
- Hum... hé bien, c'est un modulateur temporel qui a pour effet de courber le...
- Je vous arrête là. Je suis avocat, pas Albert Einstein.
- Ha...

Il ouvre sa sacoche et en sort ses dossiers. Des schémas, des dessins, des calculs, des photos, des prototypes. Il les étale sur le bureau, manquant faire tomber la lampe qui pourtant, avec un pied 'or massif', semblait indétrônable.

- Alors voilà, c'est comme un écran de télévision, et ça permet de voir deux minutes dans l'avenir.
- Deux minutes ? C'est un peu court, comme période.
- Oui, mais laissez-moi finir...

Linus se penche, coudes sur le bureau, mains jointes, menton sur les phalanges. David continue son exposé.

- On peut cumuler les minutes. Il suffit pour cela de réactiver le mécanisme...
- Deux minutes, plus deux minutes, plus deux minutes... ? Je vois... Et à combien de temps dans l'avenir êtes-vous parvenu ?
- Je... j'ai réussi à voir dans six mois. Mais ça a demandé plusieurs machines branchées en série, et activées les unes à la suite des autres selon un timing très précis.

Linus hoche lentement la tête.

- Ne serait-il pas plus simple de créer une boucle variable plutôt que la fixer à deux minutes ?
- Haha, si, si, bien sûr, mais courber l'espace-temps, c'est pas comme... comme... heuuu... se servir d'un fil à couper le beurre, si vous voyez...

Linus ne voit pas le rapport mais passe outre. Après tout, la physique, ce n'est pas son rayon. Néanmoins, il est grandement intéressé par le projet de David. Les affaires, vous comprenez. Quand on peut avoir deux ou trois longueurs d'avance sur les concurrents, on les prend. Et il ne veut pas risquer que David vende sa machine à un autre.

- Je veux voir une démonstration.
- Bien entendu. Vous avez mon adresse.
- Je passerai demain soir. Et elle a intérêt à fonctionner. Je veux voir dans six mois.
Après encore quelques explications sur le protocole et le côté administratif de leur accord, s'il y a satisfaction, les deux hommes se serrent la main.

David sort du bâtiment et traverse la rue. Il regarde sa montre. 13:45. Il sourit en regardant les aiguilles tourner à l'envers. Tout bouge autour de lui et il disparaît du paysage.


***

31 janvier 2023

 
Il se trouve à présent dans le noir complet, bien assis sur un fauteuil de ministre. Les lumières s'allument et dévoilent une pièce à l'ameublement et au style épurés, sans fioriture, plus design que design. David se lève et vérifie que ses jambes le portent bien.

La porte s'ouvre. Une grande femme noire, habillée d'un tailleur strict, et les cheveux tirés en arrière, entre, suivit de deux gardes du corps en uniforme.

- Alors ? Demande-t-elle.
- Il a mordu, répond David avec un petit sourire. Il n'y a plus qu'à lui montrer la scène enregistrée le 18 novembre 2014.
Elle s'approche de lui et caresse sa joue.
- Bien joué, David. On se retrouve comme convenu au point de rendez-vous.
Il acquiesçce et quitte la pièce.

Une fois chez lui, il allume la télévision. CNN lui montre les informations, contrôlées par le Consortium, bien évidemment. Ils n'en savent rien, ces pauvres journaleux qui pensent raconter le monde. Il regarde son reflet, surperposé au présentateur, Jim Selznik, profil Mennen, qui raconte comment le Président a acheté Gorman & Gorman, dernier cabinet qui lui résistait. Un contrat malheureux...

Il va dans la cuisine se chercher une bouteille de bière dans le frigo. Il la décapsule contre le rebord de la table et revient dans le salon. Le présentateur est en pleine interview avec le Président de la confédération terrienne. David éteint le son et répond dans le vide, pour s'amuser.

- J'ai inventé la machine à voyager dans le temps, voilà, comment j'ai fait. J'ai détourné quelques millions. J'ai provoqué la fin du monde tel que le nous l'avons connu. Vous savez, monsieur Selznik... non, vous ne savez pas, justement. Vous ne savez pas.

Et il s'affale sur son canapé. Il a encore l'allure du petit inventeur maigrichon, rôle qu'il joue à la perfection. Il a encore un peu de temps avant de retrouver sa chère et tendre complice. Il faut bien deux marionnettistes pour contrôler le monde.

- Vous ne savez pas... hahaha !

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