Spin | 2014

1-

Le banc est humide et froid, à l'image de l'air ambiant. Il est assez tard et le ciel dévoile quelques lanternes quand on s'éloigne de la ville. Les arbres autour forment un abri. Ou un piège. Une cloison douce et rugueuse.

Quand Kayren s'assied sur le banc, la sensation de fraîcheur lui donne aussitôt envie de se relever. Mais elle reste là, prenant son mal en patience. La curiosité est un vilain défaut, mais il faut parfois attendre pour l'assouvir. Elle regarde l'astre lunaire, planté dans le décor céleste par un artiste adepte du clair-obscur. Elle pense alors à sa sœur et à ses pulls foncés.

Elle laisse son esprit vagabonder. Elle est en avance, elle sait bien qu'elle a le temps de faire ce qu'elle fait de mieux : se perdre dans ses pensées et oublier les minutes qui défilent inexorablement. Quand elle reviendra au temps présent, elle aura l'impression d'avoir voyagé à vitesse relativiste. Et puis, comme elle regarde le ciel, elle s'imagine déjà toutes ces étoiles, si loin, déjà mortes à l'heure actuelle, mais dont la lumière continue de voyager jusqu'à ses yeux. Un jour, dans un mois, cent ans, un millier d'années, les hommes verront ces étoiles disparaître. Des supernovae. Puis des étoiles à neutrons, et des trous noirs. Des choses qu'on ne verra plus de la même manière.

Qu'on ne verra plus du tout.

Mais à côté, d'autres étoiles, nées depuis longtemps, seront enfin visibles. Et d'autres encore, à l'état de gestation, éclaireront la nuit, peut-être quand la terre ne sera plus qu'un roc dur et brûlé.
Alors elle se dit que ces constellations auront changé de forme, auront échangé des cartes, épuisé leurs membres. Et sa sœur et ses pulls foncés, sa manie de tout harmoniser, des chaussettes jusqu'à l'écharpe... harmoniser... tout se passe si lentement là-haut. Et sa sœur, ça lui prend des heures pour trouver le t-shirt idéal...

Si lent, si lent. Alors que la lumière est si rapide. Quel étrange paradoxe ! Les sens se jouent de l'humanité. Elle est athée, mais elle se dit que si Dieu existe, il doit bien se marrer là-haut... avant de penser que le haut et le bas, c'est arbitraire, dans l'univers. C'est la gravitation qui nous dit que les pieds sont en bas. Et un référentiel. Parce que par rapport à la lune, épinglée dans la toile sombre, ses pieds sont en haut, plus éloignés de la surface sélénite que sa tête.

Et au bout du compte, à force de penser à des photons, ça s'éclaire.


2-

Le téléphone éteint, elle regarde la diode bleutée du chargeur. Elle ressent la contradiction et l'ironie de la situation. Deux appareils qui fonctionnent mais qui sont incapables de communiquer quand l'un d'entre eux dort. Et ça l'agace, bien sûr. Ce chargeur prend son temps. Tellement de temps qu'elle n'a pas eu la patience d'attendre voir si le téléphone s'allumerait au bout de quelques heures. Elle allume son ordinateur et vérifie ses emails. Elle le fait tous les jours, même si elle sait que de toute manière, personne ne lui écrit. Sa mère appelle tous les midis. Sa sœur lui parle sur les réseaux sociaux de temps en temps.

La diode bleue du chargeur.
Les diodes vertes et rouges de l'usine.
La diode jaune de son ordinateur.
Quatre balises quotidiennes.


3-

Dorian, c'est ainsi qu'il se fait appeler. Il a une lampe torche dans la main pour l'aider à se repérer. Il a bien trop l'habitude des endroits sans nuit, des ampoules blanches, des ampoules rouges. Et la noir naturel l'angoisse un peu. Ces arbres, si grands, si solidement fixés au sol. C'est comme une menace pour lui.
Kayren se lève. Elle ne sait pas si elle préfère mettre les mains dans les poches de sa parka ou les laisser à l'air libre, le long de son corps. Peut-être valait-il mieux être en alerte.
Ils se regardent dans les yeux. Ils brillent. Ils ne distinguent pas vraiment leurs couleurs. Du vert, du bleu, du marron clair, c'est pareil, dans la pénombre. Ils se sourient.
- Jamie ?
- Dorian...
Leurs voix les surprennent. Plus aiguë ou plus grave, ou qui ne collait pas vraiment avec l'allure générale. Après ce court silence, il entre dans le vif du sujet.
- Alors, c'est toi qui veut partir ?


4-

Les aéroglisseurs se suivent en file indienne, quittent l'océan pour retourner dans la base. Les hommes s'affairent, les font se garer correctement les uns à côté des autres. Les pilotes coupent le contact, sortent des véhicules. C'est comme se trouver dans une entreprise de chauffeurs de limousines en fin de journée. Deux gardes patrouillent le long de la côte. Cette plage est protégée. Loin des regards indiscrets. Il fait nuit, la deuxième lune s'est levée. La première se couchera bientôt, avant le point du jour.

Un officier grimpe dans un mirador pour prendre la relève. Il est jeune, volontaire. Il ne savait pas quoi faire de sa vie. Militaire dans un coin calme semblait être une bonne planque. Payé à rien foutre, comme il aime dire à ses amis, après le boulot.
- Salut, Ivan. Du nouveau ? Dit-il en arrivant en haut.
- Salut Jay. Que dalle.
Ivan repositionne son casque noir sur sa tête, et quitte les lieux. Jay scrute l'horizon. De l'eau, rien que de l'eau, de ce côté du monde. Il aime bien regarder les vagues violettes qui se fracassent sur les rochers, un peu plus loin. Encore une nuit tranquille en vue.


5-

E=mc², disait Einstein. Il avait aussi dit qu'il y avait une constante cosmologique pour fixer l'univers. Et puis il y avait eu Hubble et son télescope. Lemaître avait eu raison. L'univers est en expansion. C'est dans les livres d'histoire. Des choses qu'on apprend quand on est gosse. Une partie de la science se trouve au rayon sciences humaines. Et la linguistique au rayon informatique. C'est pour ça qu'on programme des interprètes et qu'on philosophe sur la vacuité de l'espace intersidéral. On a oublié un peu ce qui se faisait avant. D'ailleurs, avant, c'est vague. Tout comme on avait désigné l'hypothétique naissance de l'univers par le terme amusant de big bang, aujourd'hui, on désigne le début de notre histoire à l'Exode. Certains mentionnent encore la Bible. Le reste du monde sait qu'il n'y a rien de valable dans les vieux livres d'Avant.

Kayren passe du temps à lire, pourtant. Des vieux trucs. Des écrits obsolètes. Certains ont encore des noms sur les couvertures. On peut y lire Platon. Aristote. Ils ont sans doute été célèbres, Avant. Aujourd'hui, on les considère comme des petits auteurs d'heroic fantasy, avec leurs mythes, leurs labyrinthes, leur manière de concevoir le monde et la raison. Pourtant, il y a de la poésie. En grec, ça veut dire je crée. Quelque chose comme ça. On append pas ça à l'école. D'ailleurs, le grec, on ne sait même pas ce que c'est.

Et puis, quand elle ne lit pas, elle répare des freins de navettes spatiales. C'est une tradition familiale, comme disait son père. Mécano de parents en enfants. Il riait doucement, en disant ça. C'est du passé. Un peu plus récent que l'Avant, mais du passé tout de même. Kayren se lève le matin, enfile son bleu de travail, une sorte de combinaison élimée avec deux bandes réfléchissantes en bas des jambes et sur les manches. Elle répare des engins qui atterrissent. Qui arrivent. Et elle aurait bien aimé réparer des véhicules qui partent.

En manipulant ses tournevis et ses clés à molettes, elle pense au spin des particules puis au mouvement entier de la planète, de ses deux lunes, de ses deux soleils. Et de la galaxie. Elle imagine le centre. Un beau trou noir. Et tout tourne, tout tourne. Et les vis retrouvent leurs logements de l'autre côté des plaques de métal.



6-

Jay s'affale contre la paroi de sa petite cabine. Son mirador est une île lointaine. Il regarde l'horizon, puis les vagues, puis les étoiles, il sort une cigarette de la poche intérieure de son uniforme, noir comme la nuit, et fume lentement, profitant de chaque bouffée.
Fumer tue, disait-on Avant.

L'ennui aussi, en fait.

Il pose un coude sur la rambarde. Le menton sur son poing. Il expulse une volute de fumée en essayant de faire des cercles.
Et ce rond à peine formé est la dernière chose qui s'incruste sur ses rétines.



7-

Dorian descend de son vaisseau en chantonnant une musique populaire. Il est un peu assourdi par les festivités organisées un peu plus tôt dans la journée, et ça résonne un peu. Les autres ont voulu le raisonner. Mais, comme des cloches rayées, ils raisonnaient faux.

Quoi qu'il en soit, il est arrivé au point de non retour. Il lui faut voir son contact. Le continent est un lieu un peu hostile, gardé par la Confédération. Lui, c'est la liberté, qu'il aime. Et les discours politiques, ça ne le touche pas vraiment. Enfin, ça le titille juste assez pour qu'il pose quelques bombes et se barre en courant. Ou décolle rapidement depuis N23b ou S9867c. Deux exemples parmi d'autres.

Il a lu dans un livre « ha, ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrate à la lanterne, ha ça ira, ça ira, ça ira, les aristocrates, on les pendra », et il invente l'air, puisqu'il n'a jamais entendu la musique. Il s'imagine que c'est un hymne punk du vingt-deuxième siècle. Dans ces eaux là. Un hymne d'Avant. Quelque chose que les rebelles chantaient juste avant l'Exode. Il aurait bien aimé voir ça, des révolutionnaires avec leurs fusils d'assaut, des grenades à fragmentation dans les poches, crier « à mort le Président » ou « à mort le roi ! » président ou roi de quoi, bonne question. Mais c'était Avant, alors ça n'a pas grande importance. C'est seulement l'ambiance et la volonté de ces femmes et de ces hommes qui se sont battus pour la liberté, pour la cause, pour...
Pour quoi, en fait ?

Il sort son téléphone holographique de la poche de son pantalon militaire.
VOUS AVEZ GAGNE !
Il fronce les sourcils. Et il sourit.


8-

Un émail non lu.
Kayren clique sur la petite icône clignotante. La page se charge. L'ordinateur s'éteint, puis redémarre.
- Rha, c'est pas vrai! Bien le moment que je me chope un virus de merde!

L'écran d'accueil lui montre une série de chiffres au lieu d'afficher son habituel papier peint d'une naine blanche tournant autour d'une autre étoile, lui piquant de la matière au passage. C'est censé être un papier peint temps réel d'un système binaire qu'on trouve à quelques treize mille années lumières d'ici, en regardant dans la direction de la Grande Ourse. Bien entendu, vu d'ici, la Grande Ourse n'existe plus. On a baptisé l'ensemble des étoiles de ce coin du ciel La Faucheuse. Certains ont un sens de l'humour assez noir.

La série de chiffres s'arrête et un texte le remplace.
Félicitations, Jamie ! Vous avez été désigné grand gagnant du concours SPY FOR ONE DAY !
Pour réclamer votre prix, appelez ce numéro et suivez les consignes.
Bon encore un spam.

Elle supprime l’émail et éteint son ordinateur. Elle s'allonge sur son lit, sa combinaison de travail encore sur le dos, et fixe le plafond. Ça doit être amusant, d'être espion, juste pour un jour. Ça doit changer de l'ordinaire. Parce que, soyons honnêtes, réparer des freins du matin au soir, ce n'est pas ce qu'on pourrait appeler un boulot de rêve avec un avenir glorieux. Pas qu'elle rêve de gloire, d'ailleurs.

Si seulement il pouvait se passer quelque chose...


9-

- Je veux partir, oui.
Kayren a une voix ferme, assurée. Elle ne sait pas du tout où ça peut la mener. Dorian éteint sa lampe et la range dans la poche de sa veste. Il sort son téléphone holographique et compose un numéro. Il s'éloigne et parle quelques minutes.
- C'est confirmé. Zéro. Trente-Deux. Trois. Cinq. Cinq.
Il raccroche, range son téléphone et revient vers Kayren. Il lui tend la main.
- Bienvenue dans le club des philosophes. Suis-moi.

Ils s'en vont dans la pénombre, laissant le bosquet derrière eux. D'ici, ils peuvent entendre le ressac. De jour, on peut voir les lueurs pourpres se refléter dans le ciel. Le soir, l'eau se teinte de violet. Les plages sont orangées, le sable absorbe une partie de l'eau et garde une couleur un peu passée. Le tourisme n'existe pas. La zone est contrôlée par l'armée, et l'eau est toxique. Les rapports des spécialistes sont unanimes. L'homme ne peut rester longtemps dans cette vaste étendue qui domine quatre-vingt-dix pour cent de la planète.

La zone terrestre reste le seul endroit sûr. Et quelques îles ici et là essaient de reprendre leur autonomie à la Confédération. Et pendant ce temps, Kayren met les mains dans le cambouis sans voir la lumière du jour, dans son hangar.

Oui, elle veut partir. Ne serait-ce que pour un jour. Aller dans un vaisseau qui décolle au lieu d'atterrir.



10-

Accélération. Temps qui se comprime. Paysage qui se fige. Kayren est loin, maintenant. Elle ne sait pas qui est ce Jamie, mais il a raté sa chance...



11-

Votre Mission, si vous l'acceptez, sera d'infiltrer la firme URBANK sur la planète NB67a. Votre contact vous attend à Kalmar, pour vous donner tous les informations nécessaires. Bonne chance, Jamie.

Et pendant qu'ils décollent, la base militaire est la proie d'une attaque éclair. Kayren regarde par le hublot. Woah, se dit-elle, on dirait une vraie scène d'action ! Elle n'en croit pas ses yeux. C'est comme être dans un jeu de rôle grandeur nature. Elle y jouait avec ses copains quand elle était adolescente. Avant de devenir sérieuse et de jouer du tournevis.
Derrière elle, Dorian discute avec un de ses amis.
- Alors Ivan, comment ça se profile ?
- On est dans les temps. Dans quelques instants, on devrait pouvoir quitter l'orbite et passer en hyperespace.
- Des embrouilles en chemin ?
- Aucune pour le moment. T'es un artificier de génie, tu sais ça ?
Dorian sourit. Il désigne Kayren d'un mouvement de tête.
- On m'a dit que Jamie était l'homme de la situation. On m'avait pas dit que c'était une femme.
- Tu sais, Ollie ne dit pas grand chose, des fois qu'on soit écoutés...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire