Au soleil | 2015

Alors on vit chaque jour comme le dernier palapapa... Les vieilles chansons avaient désormais un goût amer. A l'époque, on pouvait profiter de la vie, s'éclater chaque jour en sachant que de toute manière, la vie était assez longue pour ne pas s'en faire. Il faisait beau régulièrement, la démocratie leur donnait la joie d'être libre de penser, parler, faire ce qu'ils voulaient, peu ou prou. Mais ces dernières années, le dernier jour pouvait en effet être le dernier. La fin du monde approchait. Elle avait déjà eu lieu, en fait. Il ne restait que des ruines, des amas encore fumants qui crevaient à petit feu. Avant l'extinction finale.

Ce qui restait avait engendré une violence inouïe, un degré zéro de l'humanité, une zone de danger permanent. Il n'y avait plus de loi, plus de gouvernements. Les gens d'en haut avaient été évincés, de manière rapide et efficace, par décapitation et autres procédés de cet acabit. Ceux qui avaient pris leur place n'avaient pas duré longtemps eux non plus.

Le monde avait du sang sur les mains, du sang dans les yeux. Le goût du fer indélébile marqué sur la langue. Quand on sortait, c'était en groupe, entre alliés, et jamais sans ses armes. Ceux qui avaient la chance d'avoir trouvé un ancien dépôt de munitions avaient l'avantage sur les autres, qui se contentaient d'armes blanches parfois bricolées à partir de rien.

L'orient comme l'occident, le nord comme le sud, tout avait péri. Et parmi les survivants qui s'étaient terrés dans leurs villes anti-atomiques, il y avait ceux qui savaient lire.

A quoi bon enseigner l'histoire, se disait Murray. Il n'y a plus d'espoir. Il avait lu toute la bibliothèque. Il avait en tête ces romans de science-fiction où les hommes avaient colonisé l'espace. Ce doux rêve resté à l'état de fiction. La science n'avait jamais été assez loin. Elle n'avait jamais permis le voyage interstellaire. Elle n'avait jamais autorisé d'aller à la vitesse de la lumière, ni de survivre aux radiations. Elle avait cloué les hommes sur terre. Et comme les apôtres d'une religion millénariste, les physiciens, mathématiciens, biologiques, astronomes n'avaient que pu prévenir de la fin. Et quand les premiers effets de la mort précoce du soleil s'étaient fait sentir, il y avait eu plusieurs vagues de suicides collectifs.

La fin du monde! La fin du monde!

Ces mots ne résonnaient plus entre ces murs depuis longtemps. La terre était une rôtissoire, et seule la nuit permettait de sortir un peu. Ça tournait, ça tournait. Le processus était lent. La température avait d'abord commencé à monter, les plantes à dépérir, les eaux à envahir le littoral puis les territoires reculés, et les rivières à se dessécher, petit à petit. Et trois générations plus tard, tout ce que la science pouvait faire, c'était produire des denrées alimentaires pour subvenir aux besoins d'une partie de la population.

Et puis ça continuait. Et la science ne pouvait plus rien. Murray sortait le soir, discrètement, une fois les gangs partis un peu plus loin, pour regarder les étoiles. Dans sa petite cité souterraine, il n'y avait plus que deux enfants. Leo et Amelia. Leo ne savait pas lire. Il avait quinze ans, et partait régulièrement avec un des gangs à la recherche de vivres. Il maniait les couteaux mieux que les mots. Il avait tué régulièrement depuis ses dix ans. Pour sa survie, et parce que les autres menaçaient son gang et sa cité. Amelia avait un an de moins, et était celle qui passait le plus de temps avec Murray.

Les gens avaient cessé de se reproduire. Pas par manque de temps ou d'envie. Par manque de ressources, par incapacité, par maladie. Il n'y avait plus de quoi soigner beaucoup de monde, et quand un enfant venait au monde, il n'était pas rare qu'il meure dans l'année. Et depuis Amelia, plus personne n'avait passé dix ans. Les autres enfants avaient péri. La faim, le danger, les épidémies.

Murray avait passé ses connaissances à Amelia. Leo n'en voyait pas le but. Tout le monde savait qu'ils étaient la dernière génération. Amelia et Leo passaient parfois des nuits ensemble. Ils étaient jeunes mais s'en moquaient. Ça passait le temps. Entre connaissances et violence. Et Murray regardait les étoiles en pensant à Asimov, Dick, Baxter, et tous ces grands auteurs qui avaient su étendre l'humanité à l'infini... Il regardait les étoiles en se disant que rien ne sauverait Amelia et Leo. Peut-être auraient-ils un enfant. Mais il avait passé sa vie ici. Et il savait que les prochaines vagues solaires détruiraient ce qu'il restait de leur planète. Alors il voyait Leo et Amelia, en rêve... agneaux sacrifiés par l'incapacité de l'homme à faire mieux et par la fatalité de la réalité. Un vieux dicton. L'homme est fait pour vivre sur terre.

Il entendit quelques explosions au loin. Il scruta l'horizon et vit de la fumée. Quelques cris. Des hurlements. Et des rires. La folie des hommes. Le cœur serré, il savait que le petit Leo était là-bas, à commettre il ne savait quelle exaction contre la cité voisine. L'adolescent avait le sourire d'un ange et le regard d'un démon. C'était ça, la fatalité, l'humanité dans toute sa splendeur.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire