Alors on vit chaque jour comme le dernier
palapapa... Les vieilles chansons avaient désormais un goût amer. A
l'époque, on pouvait profiter de la vie, s'éclater chaque jour en
sachant que de toute manière, la vie était assez longue pour ne pas s'en
faire. Il faisait beau régulièrement, la démocratie leur donnait la
joie d'être libre de penser, parler, faire ce qu'ils voulaient, peu ou
prou. Mais ces dernières années, le dernier jour pouvait en effet être
le dernier. La fin du monde approchait. Elle avait déjà eu lieu, en
fait. Il ne restait que des ruines, des amas encore fumants qui
crevaient à petit feu. Avant l'extinction finale.
Ce qui restait
avait engendré une violence inouïe, un degré zéro de l'humanité, une
zone de danger permanent. Il n'y avait plus de loi, plus de
gouvernements. Les gens d'en haut avaient été évincés, de manière rapide
et efficace, par décapitation et autres procédés de cet acabit. Ceux
qui avaient pris leur place n'avaient pas duré longtemps eux non plus.
Le
monde avait du sang sur les mains, du sang dans les yeux. Le goût du
fer indélébile marqué sur la langue. Quand on sortait, c'était en
groupe, entre alliés, et jamais sans ses armes. Ceux qui avaient la
chance d'avoir trouvé un ancien dépôt de munitions avaient l'avantage
sur les autres, qui se contentaient d'armes blanches parfois bricolées à
partir de rien.
L'orient comme l'occident, le nord comme le sud,
tout avait péri. Et parmi les survivants qui s'étaient terrés dans
leurs villes anti-atomiques, il y avait ceux qui savaient lire.
A
quoi bon enseigner l'histoire, se disait Murray. Il n'y a plus
d'espoir. Il avait lu toute la bibliothèque. Il avait en tête ces romans
de science-fiction où les hommes avaient colonisé l'espace. Ce doux
rêve resté à l'état de fiction. La science n'avait jamais été assez
loin. Elle n'avait jamais permis le voyage interstellaire. Elle n'avait
jamais autorisé d'aller à la vitesse de la lumière, ni de survivre aux
radiations. Elle avait cloué les hommes sur terre. Et comme les apôtres
d'une religion millénariste, les physiciens, mathématiciens,
biologiques, astronomes n'avaient que pu prévenir de la fin. Et quand
les premiers effets de la mort précoce du soleil s'étaient fait sentir,
il y avait eu plusieurs vagues de suicides collectifs.
La fin du monde! La fin du monde!
Ces
mots ne résonnaient plus entre ces murs depuis longtemps. La terre
était une rôtissoire, et seule la nuit permettait de sortir un peu. Ça
tournait, ça tournait. Le processus était lent. La température avait
d'abord commencé à monter, les plantes à dépérir, les eaux à envahir le
littoral puis les territoires reculés, et les rivières à se dessécher,
petit à petit. Et trois générations plus tard, tout ce que la science
pouvait faire, c'était produire des denrées alimentaires pour subvenir
aux besoins d'une partie de la population.
Et puis ça continuait.
Et la science ne pouvait plus rien. Murray sortait le soir,
discrètement, une fois les gangs partis un peu plus loin, pour regarder
les étoiles. Dans sa petite cité souterraine, il n'y avait plus que deux
enfants. Leo et Amelia. Leo ne savait pas lire. Il avait quinze ans, et
partait régulièrement avec un des gangs à la recherche de vivres. Il
maniait les couteaux mieux que les mots. Il avait tué régulièrement
depuis ses dix ans. Pour sa survie, et parce que les autres menaçaient
son gang et sa cité. Amelia avait un an de moins, et était celle qui
passait le plus de temps avec Murray.
Les gens avaient cessé de
se reproduire. Pas par manque de temps ou d'envie. Par manque de
ressources, par incapacité, par maladie. Il n'y avait plus de quoi
soigner beaucoup de monde, et quand un enfant venait au monde, il
n'était pas rare qu'il meure dans l'année. Et depuis Amelia, plus
personne n'avait passé dix ans. Les autres enfants avaient péri. La
faim, le danger, les épidémies.
Murray avait passé ses
connaissances à Amelia. Leo n'en voyait pas le but. Tout le monde savait
qu'ils étaient la dernière génération. Amelia et Leo passaient parfois
des nuits ensemble. Ils étaient jeunes mais s'en moquaient. Ça passait
le temps. Entre connaissances et violence. Et Murray regardait les
étoiles en pensant à Asimov, Dick, Baxter, et tous ces grands auteurs
qui avaient su étendre l'humanité à l'infini... Il regardait les étoiles
en se disant que rien ne sauverait Amelia et Leo. Peut-être
auraient-ils un enfant. Mais il avait passé sa vie ici. Et il savait que
les prochaines vagues solaires détruiraient ce qu'il restait de leur
planète. Alors il voyait Leo et Amelia, en rêve... agneaux sacrifiés par
l'incapacité de l'homme à faire mieux et par la fatalité de la réalité.
Un vieux dicton. L'homme est fait pour vivre sur terre.
Il
entendit quelques explosions au loin. Il scruta l'horizon et vit de la
fumée. Quelques cris. Des hurlements. Et des rires. La folie des hommes.
Le cœur serré, il savait que le petit Leo était là-bas, à commettre il
ne savait quelle exaction contre la cité voisine. L'adolescent avait le
sourire d'un ange et le regard d'un démon. C'était ça, la fatalité,
l'humanité dans toute sa splendeur.
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