Les peintres | 2015

Un ronflement dans le coin au fond à droite. Des feuilles froissées à gauche. Une vingtaine de messes basses. Et une élève assidue au premier rang à écrire ce que le professeur raconte. Mais ce qu'il raconte ne passionne pas la majorité. Une classe de Terminale S qui se fout de Platon comme que Kant. Deux garçons au milieu écrivent sérieusement... leur devoirs de mathématiques. Et puis, entre tous ces jeunes presqu'adultes mais encore enfants, deux artistes dans l'âme.

- Tu vois par exemple, je suis convaincu que les peintres qui font du nu veulent surtout mater des meufs. Ou des mecs. Bref, t'vois. Je veux dire, c'est quoi le but de passer des jours à peindre une meuf dans une position chiante à tenir, si c'est pas pour se rincer l'oeil? Après, on dit “ouiiiiiii mais c'est un exercice sur la lumièreuuuuh, c'est tout en ombres, creux et reflets, c'est un travail sur la perspective...” Enfin quand même, se faire chier sur de la perspective...

- Ouais, tiens, j'avais jamais pensé à ça. C'est comme cette photo qui a été censurée sur Facebook, parce que c'était une meuf à poil...

- Enfin, c'était pas l'Origine du Monde, non plus... On voyait pas grand chose, de ce point de vue là.

- Nan mais y'avait une belle plongée sur les boobs, c'était pas mal. La perspective était étudiée, la lumière, tu vois.

- Des reliefs.

- Ben ouais, des reliefs, des collines, tu vois. Tu pouvais penser qu'elle était en haut d'une tour, je sais pas, mais c'était pas la tour que tu voulais escalader... hahaha.

Silence. Une fille se retourne vers eux et leur lance un regard qui veut dire “les mecs, tous les mêmes...” Ils haussent les épaules. Ils sont en cours de philosophie, ils ont bien le droit de philosopher sur la représentation des corps dans l'art. Ils sourient et reprennent leur conversation.

- Donc, continue le deuxième, si je suis ton raisonnement, la peinture, c'est l'ancêtre de Youporn.

- Bah ouais, d'un certain point de vue. Bon, y'a pas tellement d'action, mais regarder cette photo censurée ou regarder les pages soutif de la Redoute, c'est pareil. Les gens nous disent “regardez, c'est un corps, c'est la nature, c'est beau, il n'y a rien d'amoral à aimer un corps”. Des tas de gens à poil finissent dans les Canons de la Culture Mondiale. Tu vois ce que je veux dire? On dit “regardez, rincez-vous l'oeil, profitez, jouissez”.

- Donc la peinture, c'est hédoniste, plus ou moins. Ouais, ça se tient, ça se tient. Je me demande ce qu'en pense le prof. On lui demande?

Silence, de nouveau. Le professeur continue son monologue sur le banquet de Platon, que les deux lascars ont rebaptisé La Banquette du Planton. Le premier lève la main. Au bout de son paragraphe, le professeur daigne lui laisser la parole.

- M'sieur, excusez la digression, mais on se demandait, là, si les peintres de nu voulaient inciter le public à profiter de la nature, à revenir aux sources, à jouir de ce qu'ils avaient, quoi, voyez...

Son ami se planque légèrement derrière une main. Il se dit “rho le con, il a osé!”. Des élèves rigolent, forcément, devant cette intervention un poil provocatrice, et des filles, surtout celles qui ont entendu la conversation, lèvent les yeux au ciel. Ou au plafond. Le professeur reste silencieux quelques instants avant de demander le calme. Il se dit que le terrain est glissant. Sans mauvais jeux de mots.
L'élève poursuit.

- Par exemple, Aristophane, il dit grossomodo que si on aime un homme ou une femme, c'est la nature, on recherche notre moitié. C'est la nature, puis on trouve plein d'espèces animales qui sont homos aussi, donc voilà, c'est la nature. Un corps, C'est naturel. Donc, peindre un corps, à poil, allongé sur un lit, dans le genre “j'attends mon amant”, c'est inciter le public à profiter de la nature, non? Donc, c'est la recherche du plaisir, donc c'est hédoniste, tout ça. C'est pas dans le Borgias, que Platon en parle?

Son copain lui donne un coup de coude:

- Gorgias, pas Borgias.

La classe se met à rire. Le professeur lève une main pour ramener le silence.

- C'est très intéressant que tu mentionnes le Gorgias, qui traite de la rhétorique. Une des définitions données par Gorgias, sous l'influence de Socrate, est que la rhétorique est l'art de faire croire que quelque chose est juste ou non. Il parle des convictions. Es-tu convaincu que le peintre est un hédoniste?

L'élève ne répond rien pour le moment. Il a le sentiment de s'être fait avoir par son professeur. Il triture son stylo bille en réfléchissant. Parce qu'il sait que s'il répond “oui” ou “non”, son professeur lui demandera d'argumenter. Et il veut gagner le débat, bien entendu. Son ami prend la parole.

- M'sieur, ça dépend du peintre, je crois. Certains voulaient se rincer l'oeil, d'autre voulaient étudier les formes et les lumières, tout ça. C'est comme les gens qui regardent heuuuu disons Game of Thrones. Y'a du boobs à chaque scène, alors forcément, y'a de l'audience.

- Que penses-tu de la société qui a donné naissance à ces tableaux des siècles derniers? Est-ce qu'une série comme Game of Thrones aurait pu voir le jour?

- Nan, je pense pas. Mais y'a eu Sade.

- Il a été emprisonné, je crois, répond une élève, intéressée par cette conversation soudaine. Aujourd'hui on est beaucoup plus libre, que ce soit juste une scène de nu ou de la pornographie. Avant on pouvait pas, maintenant, c'est très courant. Enfin, chez nous, en tout cas.

- Et qu'entendez-vous par liberté? Demande le professeur.

Il est finalement amusé par ce débat, qui pourrait bien donner quelque chose de bon. Mais il faut tout de même veiller à ce que ça ne dérape pas.

Quelques instants de silence avant qu'un élève du premier rang ne lève la main.

- Je crois que la pornographie est un leurre. Je veux dire, on donne du plaisir à tout le monde, y'a qu'à se servir, on se dit qu'on est libre, on peut aimer qui on veut, on peut jouir à volonté. Et puis pendant ce temps là, on ne réfléchit pas trop et on peut très bien vivre dans une société plus policée et rigide qu'on ne le croit. Par exemple, notre vocabulaire aujourd'hui, c'est du Novlangue à côté de celui d'il y a vingt ans. Alors oui, on peut apprécier un corps, mais on n'a pas le droit de dire certains mots... on façonne notre pensée. C'est pas tellement être libre, si on nous retire les mots.

- Nan mais on est en démocratie-heu, fait un autre élève du fond de la classe. On est dans un pays libre!

- Ha ouais, et tu te fais arrêter si tu penses pas comme tout le monde. Je ne suis pas pour le racisme et tout ça, mais je trouve ça nul de museler les gens parce qu'ils disent ce qu'ils pensent.

- Mais alors, demande le professeur, quel est le constat sur la question initiale. Le peintre incite-il à l'hédonisme et à la liberté?

Il y a de nouveau le silence. Le professeur observe ses élèves, qui préfèrent visiblement les sujets plus actuels que les philosophes morts il y a 2500 ans. L'auteur de la digression reprend finalement la parole.

- L'artiste incite à quelque chose. Il provoque quelque chose. Il dit quelque chose. Dans le cadre d'un nu, je pense qu'il dit qu'un corps, c'est comme un arbre, une pomme, une montagne: c'est normal, et il n'y a pas à avoir honte d'aimer un corps. Tout le monde en a un. Etudier et peindre un corps seulement pour travailler la lumière, c'est comme faire de belles phrases juste pour faire de belles phrases: c'est joli mais ça ne dit rien.

C'est à cet instant que la sonnerie rententit. Le professeur intervient une dernière fois.

- N'oubliez quand même pas de lire la fin du Banquet pour la prochaine fois. Si nous avons le temps après ça, nous pourrons revenir à cette conversation.

Les élèves rangent leurs affaires et sortent en parlant bruyamment. Les deux copains sont contents.

- Oh, m'sieur, dites, est-ce qu'on peut parvenir à prouver le but d'une oeuvre en étudiant ses effets? Genre, méthode scientifique, Descartes, tout ça, histoire de rester dans la philo.

Le professeur sourit.

- Si on commence par là, il peut potentiellement y avoir autant de buts que de personnes. Mais si tu veux en parler, tu peux me faire un essay sur le sujet, je serai ravi de le lire.

- Heuuuu ouais nan, j'ai déjà trop de devoirs, je fais pas d'heures sup'! Au r'voir, msieur!

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