L'ivresse

Et voilà, je suis encore ivre. Je tiens encore debout mais bientôt je passerai de main en main, ce qui est normal dans un banquet, il faut bien que les convives s’amusent, en profitent. Et je suis de toutes les parties. Je suis une valeur sûre. J’ai souvent vu mes sœurs façonnées pour ce travail mais brisées par l’usure ou le manque de respect. J’ai traversé le temps. On pourrait me dire vieille, un peu trop ronde, irrégulière, et parfois mon maquillage laisse à désirer, mais j’ai toujours su satisfaire mes partenaires. Quand tout le monde a bénéficié de mes service, vidé et heureux, on me ramène, on prend soin de moi. L’hygiène est très importante, et je ne supporte pas qu’on me salisse un peu trop. Il y a bien des éclaboussures, ça fait partie du métier, mais rien d’irréparable.
Je regarde les invités, un peu à l’écart. C’est une histoire d’hommes, même si la politique se règle souvent sur l’oreiller. Et j’en connais un rayon, j’en ai souvent endormi, des hommes, après quelques tours de passe-passe. Ils me regardent avec envie, et quand ils goûtent à mes fruits, ils sourient, se délient.

Pour l’heure, je regarde Antonius Quintus, son ventre proéminant, à croire qu’il veut me copier, faire de grands gestes pour dire à ses alliés et amis de s’asseoir. Les débuts de discussions sont toujours un peu ennuyants, il manque le côté pétillant de l’ivresse. Mais la politique est aussi une histoire sérieuse qui mérite qu’on s’y attarde avec les idées claires. Mon rôle n’est pas encore venu, même si je sens les regards sur moi et mes sœurs. Deux nouvelles sont dans la cohorte. Elles sont encore toutes fraiches, à peine déflorées. Elles ont ce parfum de terre malléable, jeune, et l’expérience leur donnera la patine adéquate pour attirer l’œil masculin.

Mes rondeurs savamment entretenues sont peintes régulièrement. Il faut être belle, luxueuse, dans la maison d’Antonius Quintus. Pas de place pour le négligé. Ses convives doivent être impressionnés. Il n’est un soldat, ni un homme de la plèbe. Il fait partie du sénat et il porte sa toge blanche avec fierté. Ses cheveux poivre et sel lui donnent cette apparence nécessaire à l’exercice de ses fonctions. On dit de lui qu’il est ambitieux mais surtout un fin stratège. J’étais là quand il a conseillé Augustus de faire campagne en Afrique. J’étais là aussi quand il est revenu glorieux, avec présents, tribus et esclaves.

Alors bientôt, je passerai de main en main, je remplirai les verres. On me caressera et je donnerai de quoi les contenter sur l’instant. Avec mes sœurs, on sait comment influencer les sénateurs. Ce soir, on discute des nouvelles victoires d’Auguste, notre empereur. Marc Antoine s’est suicidé. J’aimais bien Marc Antoine, il avait des mains sûres, fortes. Il m’a portée à ses lèvres, une fois.
Ma peau un peu rêche sous le maquillage mat fera frissonner mes hommes. Je suis encore belle, ronde, je donne encore du désir malgré mon grand âge. Les hommes aiment les courbes. Ils aiment avoir les mains pleines. Et moi, amphore haut gradée, je sais exactement ce qu’ils veulent…

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